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Édito : Le Carnaval d’Haïti de 2024 comme réponse politique face au soulèvement populaire 

Qu’est-ce qui est d’actualité ? Mariani, Carrefour, Carrefour-feuilles, Bel-Air, Solino, Pernier, Sarthe, Blanchard, Terre noire, Duvivier, Pierre 6, Route 9, Fourgy, Sibert, Lizon, Bon repos, Lilavois, Canaan. Des élèves qui n’ont pas encore mis les pieds à l’école. Des enfants qui meurent de faim. Des gangs qui tuent. Des familles qui partent sans savoir où se donner la tête. Des gens qui partent sans jamais revenir. Des maisons incendiées. Des familles en deuil. Des abris qui ne sont plus provisoires. Des gens laissés comme des harengs sur les trottoirs. Des territoires perdus. 

CP: Johnson Sabin/ EA


En parlant de Carnaval 2024, deux positions s’affrontent. La première rejette les festivités, condamne et maudit ceux et celles qui y prennent part. La deuxième rejette la première, arguant que si les gens n’ont pas critiqué la 17e édition du Festival international de Jazz de Port-au-Prince, organisé récemment, ils ne peuvent pas (ne doivent pas), non plus, critiquer le carnaval. Cette dernière postule que les critiques contre les festivités carnavalesques visent directement des « malheureux » en quête de loisirs.


En contexte de crise, il y a toujours cet élan des acteurs de la société civile pour attirer l’attention sur les problèmes réels qui rongent des secteurs particuliers, des couches sociales ou toute la société en général. Certains chercheurs parleraient de la création de problèmes publics. Cette démarche consistant à transformer un problème social en fait politique n’a d’autre fin que celle de solliciter l’intervention des autorités. Mais, si ces autorités font le choix de ne pas aborder les problèmes soulevés, ils ont cependant une manière de répondre en essayant de désamorcer les débats brûlants et imposer son propre agenda.


Du coup, le Festival de Jazz de Port-au-Prince et les festivités carnavalesques apparaissent comme deux occasions à saisir par le Gouvernement pour occuper l’opinion, faire silence sur les problèmes qu’il ne veut pas attaquer et jouer le déni face aux revendications des masses. À l’heure où les populations de Carrefour-feuilles, de la Saline, de la Plaine du Cul-de-sac et de la Croix des bouquets réclament, d’un seul cri, leur droit au logement, à la propriété, à la sécurité et plus généralement le droit à la vie, la ministre de la Justice apparait sur nos écrans, en pleine euphorie avec ses amis et ses invités pour fêter la 17e Édition du PapJazz.


Là, on était en fin de janvier ou des élèves, des parents et des responsables d’institutions d’enseignement posent des questions sur la réouverture des classes, le ministre de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle était là pour montrer sa culture, son amour pour le Jazz, son hospitalité et pour montrer aux gens du monde entier qu’il s’en fout… Cette fois, l’école a dû attendre. Guerre des gangs, PapJazz, Carnaval et bientôt, la fête de pâque et les vacances d’été. On sait que le PapJazz a été hautement financé par le Gouvernement. On sait aussi que, selon les informations en circulation, près de 200 millions de gourdes ont été décaissées pour le carnaval. La douane vomit de la devise par milliards et le gouvernement en jette par millions. Est-ce que ça dérange ?


Et, à ce moment, qu’est-ce qui est d’actualité ? Mariani, Carrefour, Carrefour-feuilles, Bel-Air, Solino, Pernier, Sarthe, Blanchard, Terre noire, Duvivier, Pierre 6, Route 9, Fourgy, Sibert, Lizon, Bon repos, Lilavois, Canaan. Des élèves qui n’ont pas encore mis les pieds à l’école. Des enfants qui meurent de faim. Des gangs qui tuent. Des familles qui partent sans savoir où se donner la tête. Des gens qui partent sans jamais revenir. Des zones sans électricité. Des maisons incendiées. Des familles en deuil. Des abris qui ne sont plus provisoires. Des gens laissés comme des harengs sur les trottoirs. Des territoires perdus. 


La première personne concernée est le Dr Ariel Henry. Chef de facto du gouvernement, chef du Conseil Supérieur de la Police nationale (CSPN), mais aussi seul chef de l’État, seul chef du pays. Il est aussi ministre de l’Intérieur et des collectivités territoriales. Personne n’a autant de responsabilités que cet homme en ce qui concerne le droit à la sécurité des gens. La deuxième personne est l’écrivaine, Emmelie Prophète Milcé. Celle-ci est ministre de la Justice et de la Sécurité publique et également celle de la culture et de la Communication. Elle fait le choix d’agir en tant que ministre de la Culture en patronnant le PapJazz et en organisant le carnaval alors qu’elle décide de ne rien décider face à la sécurité des gens en tant que ministre de la Justice.


Face à un Ariel et une Emmelie incapables de penser le bien commun et de transformer les revendications populaires en forces politiques, tous les départements du pays se soulèvent et rejettent ce gouvernement. Du coup, les réactionnaires, sans annonce officielle, sans thème, sans discours, sans gêne, lancent le Carnaval. D’abord, pour renverser le débat et mettre le carnaval comme l’agenda occupant l’actualité. Ensuite, pour créer une forme de légitimité à travers ceux et celles qui viennent en masse pour danser ce carnaval et enfin, pour s’offrir une publicité dans les médias de masse. Ce qui permet de casser les revendications populaires, de respirer et de réfléchir aux nouvelles stratégies.


Dans ce cas, le rejet du carnaval apparaît comme une action politique posée par un groupe de citoyens et citoyennes ne voulant pas entrer dans ce jeu au plus malin du gouvernement. À travers le carnaval, le couple Emmelie-Ariel répond et défie ceux et celles qui clament que ce gouvernement n’existe plus. Mais comment un gouvernement qui n’existe pas peut-il continuer à engager l’État, décaisser de fortes sommes d’argent, organiser le Carnaval, inviter des milliers de gens à danser sans qu’il ne trouve aucune résistance ? Eh bien, il tient encore les rênes ? N’est-ce pas vrai ?


De plus, tous ces médias qui vont relayer, commenter, critiquer ne feront que tirer le gouvernement de sa tombe. Hier, vous avez critiqué un gouvernement qui doit partir. Vous avez constaté que, conformément aux dispositions de l’accord du 21 décembre, il n’a plus sa place ni qualité d’engager le pays, aujourd’hui vous commentez ses activités. Soit le problème est résolu, soit c'était vous le problème à résoudre. En revanche, donner des ailes aux initiatives d’un gouvernement illégitime, c’est lui apporter de la légitimité. Mais aussi, c’est renouveler son droit de tuer sur les institutions et les populations. C’est approuver une forme de dictature.


Tout compte fait, contester le Carnaval ne veut pas dire qu’on a approuvé le PapJazz. Il suffit de regarder ce que vise le gouvernement démissionnaire à travers ces festivités et comprendre pourquoi certains sont contre leur organisation. Les gens qui sortent pour danser sont des individus réduits en vas nu-pieds par cette politique mortifère. Maintenant, le même système s’amuse à exploiter leur misère pour parvenir à ses fins. Ce peuple fait de vulnérables, de laissés-pour-compte et de colonisés c’est ce que veulent le gouvernement et la communauté internationale. Ce qu’ils veulent c’est une foule de gens précaires jusque dans leurs esprits pour nourrir le système.


Il faut croire qu’en temps de crise, toute action publique trouverait sa justification ultime, dans la résolution ou le traitement d’un problème qui pèse sur le quotidien des gens. Si au contraire, la décision tend à occulter les revendications des masses, elle porte en elle-même son rejet. Et, parce que le rejet du carnaval est non seulement une action politique contre la banalité de la vie des populations, mais aussi une forme de résistance contre un État qui n’est pas haïtien, parce que le critiquer c’est, en même temps, refuser toute forme de déni face la réalité des gens et la cruauté du gouvernement, parce que résister à cette forme de diversion est un geste profond pour revendiquer sa dignité et son humanité, toute critique formulée à l’encontre de ce carnaval se révèle légitime.


Jean Robert Bazile

Ce projet de contenus a eu le support de l’IFDD/OIF.


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