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10 éditos de Francesca Theosmy à (re) lire sur Enquet’Action

Le 7 juillet 2024, Francesca Theosmy, notre éditorialiste, est partie pour l'Orient éternel. Durant ces années de loyaux services, la journaliste n’a cessé de jouer avec les mots justes pour peindre notre réalité. Sa belle plume a toujours été présente pour analyser, critiquer ou dénoncer les responsables de nos malheurs à travers ces éditoriaux. Pour continuer à lui rendre hommage, Enquet’Action vous invite à (re) lire 10 d’entre eux.


« Du premier massacre à La Saline en 2018, au plus récent cas de kidnapping, en passant par l’assassinat du président en fonction Jovenel Moïse, l’échelle de l’horreur demeure sans limite. A ce jour, on n’a vu aucune soupape morale, aucun frein matériel, voire d’initiative politique pour faire barrage à la prédation devenue le principal moyen d’exister socialement ».



1-             La communauté internationale n’a jamais abandonné Haïti, et c’est bien là le problème

 

À peine indépendante, la jeune nation a eu les puissances de l’Ouest aux basques. Campagne de dénigrement, et même déni de l’héroïsme des combattant.e.s de Vertières. Pour comprendre cet acharnement hallucinant, il suffit de lire les réponses délicieuses de Jean Louis de Vastey, le secrétaire d’Henri Christophe, à la France. Puis arrivèrent une dette colossale, un harcèlement culturel et idéologique par le biais du Vatican. Aujourd’hui, on nous envoie des missions protestantes, en veux-tu en voilà, pour jeter de l’huile sur les braises méprisables de notre Bon Dieu bon.


En 2010, tous les peuples ont eu un geste, une pensée, une prière pour nous, éprouvé.e.s par un séisme. Les Etats eux, ou du moins leurs structures, ont tout de suite utilisé l’aide façon boomerang. Pouf ! Envolés, les millions, et notre penchant pour la corruption n’y était pour rien.

Il serait bon de comprendre ce qui motive le discours d’appel à l’aide infantilisant de nos élites. La plupart de ceux et celles qui ont une voix, peuvent se faire entendre, sortent des énormités qui interrogent. On aimerait bien un Premier ministre, autoproclamé ou non, qui demande plutôt qu’une intervention militaire, la fin de la destruction de la production de riz local. On aimerait bien un.e intellectuel.le qui demande des scientifiques pour qu’on apprenne à bâtir la navette vers l’avenir que nous voudrions, coder le programme de notre liberté avec les zéros et les uns qu’aurait choisi Boisrond Tonnerre.



2-             Ce défilé de visiteurs flottants qui n’en finit pas 


On pourrait avancer qu’aujourd’hui, il s’agit de venir en aide au pays en proie aux groupes armés de plus en plus puissants. On pourrait dire que l’eau a coulé sous les ponts, en un siècle et quart il s’est passé beaucoup d'évènements et notre rapport au monde est différent. On pourrait reconnaître que chacun de ces navires symbolise un moment de notre histoire et dit ce que nous sommes comme un miroir de notre impuissance. On pourrait affirmer que si, comme on dit, il faut laisser le temps au temps, il faut bien avouer que le temps nous a salement amochés.es.

 

Un siècle et vingt-six ans plus tard, l’arrivée de navires canadiens paraît presque anecdotique. On les espère un peu. On attend de voir ce qui se passera. On est spectateurs et spectatrices, dénoyautés.es de notre propre récit en cours. Pourtant en 1897, les réactions étaient plus nettes. « Parmi les badauds, c’est à qui se piquera d’avoir pleuré… Plus d’un bon bourgeois qui, hier, qualifiait d’insensé toute velléité de résistance, ne peut se consoler de n'avoir pas été quelque peu bombardé », écrit Ménos.

 

 

3-             Arrêtez de dire qu’il y a un problème à Martissant. C’est faux.


Il n’y a pas de ''problème Martissant''. Employer un tel euphémisme revient à voiler l’ampleur des atrocités. La région est en état de siège depuis juin 2021. Elle est depuis des années l’un des nombreux terrains d’un conflit civil. Un conflit aussi complexe qu’immonde. C’est une sale guerre parce que l’Etat s’est effondré au bout d’un processus pensé et exécuté méthodiquement.

 

Aujourd’hui, les bandes armées et leurs parrains des secteurs politiques et économiques représentent des États à part entière. Ils ne sont pas tant en guerre entre eux que contre les masses populaires. Peu à peu, les institutions ont été pulvérisées pour permettre à des groupes d’intérêts de naviguer dans des zones grises voire très sombres. Les gens meurent, plus à cause des institutions en miettes que sous les balles en Haïti.

 

 

4-             On va tous mourir, portés par le doux son des violons

 

En Haïti, en juillet, alors que le navire prend l’eau, il y a eu d’autres chats très sombres à fouetter. L’assassinat du président Jovenel Moïse et l’enquête digne d’un mauvais thriller ont occupé les esprits. Des mobiles, criminels, armes utilisées, préparatifs et complicités, on ne sait toujours rien. On ne sait même pas si le corps a subi une autopsie selon les règles. On sait en revanche que Jovenel Moïse est un parfait héros haïtien. Il faut rappeler en disant cela, que le héros haïtien est généralement un mashup entre Legba, Bouki et Promethée. Un antihéros ayant pour plus grand accomplissement, sa propre mort.

 

Le Dessalines que nous connaissons aujourd’hui n’est certainement pas l’homme, qui est tombé à Pont-Rouge, le 17 octobre 1806. Si c’était le cas, certain.e.s l’aimeraient peut-être moins. Il est l’ensemble des histoires que nous nous racontons à son sujet et qui nous font sentir comme un NOUS. Jovenel Moïse est donc entré facilement, deux pieds devant, au panthéon des héros temporels et de papier, grâce aux histoires racontées depuis sa mort, pour se retrouver aussi bien aux côtés de Jean-Jacques Dessalines que Ti Jean, Bouki et Malis. Sa mort a fait ressurgir une collectivité, les «gens du Nord», perpétuelles victimes des gens de la République de Port-au-Prince.

 

 

5-             Qui se soucie aujourd’hui des disparu.e.s ?

 

Le ciel est bleu pour tout le monde. Mais tout le monde ne le reçoit pas sur la tête pour avoir simplement osé exister. Il arrive de voir des avis sur les réseaux sociaux. Ces derniers mois, il y en a eu pas mal. Des femmes et des enfants surtout. Combien sont-ils/elles ? Où sont-ils/elles passé ? Qu’est-il arrivé ? Depuis 2018, une femme attend son mari, un photojournaliste. Vladjimir Legagneur était allé à Grand Ravine en reportage. Ensuite, il n’a donné aucune nouvelle. Où est-il ? On pourrait presque croire que les familles à qui l’on demande une rançon sont chanceuses. Elles, au moins, ont des nouvelles. Et ces tout-petits qui manifestaient parce que leur père, policier, était incarcéré de façon arbitraire. Eux au moins savent où il se trouve. Ce n’est pas un soulagement, mais une manière différente d’angoisser.

 

Au pays des petit mil, il y a des gardes. Leurs noms sont police, justice. Où sont-ils ? En train de terrasser les bandits ? En train de juger les responsables du scandale Petrocaribe ou des nombreux massacres commis dans les quartiers populaires ? La machine judiciaire qui crachotait d’inquiétantes fumées noires s’est arrêtée. Grève, protestation de magistrats, bras de fer politique. La police qui n’a jamais réussi à obtenir la confiance de la population s’est repliée dans la colère et le découragement.

 

 

6-             Haïti, sur une échelle de 0 à 10

 

Du premier massacre à La Saline en 2018, au plus récent cas de kidnapping, en passant par l’assassinat du président en fonction Jovenel Moïse, l’échelle de l’horreur demeure sans limites. A ce jour, on n’a vu aucune soupape morale, aucun frein matériel, voire d’initiative politique pour faire barrage à la prédation devenue le principal moyen d’exister socialement. Paradoxalement, tout ce qui arrive aujourd’hui, nous l’avons déjà vu hier. Il n’y a pas eu de nouveaux crimes, ce sont les mêmes. Un scénario s’est mis en place auquel nous prenons part malgré nous tels des pantins. Or, un pantin ne ressent rien au contraire d’un être de chair et de sang qui aime, hait, rêve et pense.

 

Il aurait été intéressant de déterminer où nous en sommes quand deux fois, en moins de deux ans, des policiers sont tués puis sauvagement mutilés par des bandits, faute de recevoir des renforts de la part de la hiérarchie. On ignore l’intensité de la peine, quand il apparaît évident que le problème n’est ni l’incompétence ni le dénuement, mais la complicité au plus haut sommet. Peut-être faudrait-il compter les « mezanmi », leur intensité. Peut-être y a-t-il dans les soupirs, les posts furieux sur les réseaux sociaux comme les chroniques radiophoniques, un aveu, un signe ténu que l’on a atteint l’insupportable. Impossible de le savoir.

 

 

7-             Si l’Histoire grimace, c’est qu’il y a deux ou trois choses qui clochent

 

Le mot révolution se retrouve plié suivant des angles absurdes en raison de cette tendance carnavalesque qui dénie le temps et les transformations. Parader, la figure grimacière, ne mènera à rien de très profond. Pas plus que prophétiser à grands cris sur sa chaîne Youtube. Depuis 1804, schématiquement, la force insurrectionnelle est passée de nouveaux libres à paysan.ne.s. puis citadin.e.s subalternes. Ce dernier groupe plus ou moins éduqué se scinde, se mélange, se replie ou se déploie au gré des soubresauts. Entretemps, le monde est devenu très petit et l’ennemi plutôt nébuleux.

 

Les premiers dirigeants du pays, de Toussaint Louverture à Henri Christophe, ont tous emprunté le costume du maître quand il fallait inventer le présent. C’était impensable pour eux de faire autrement, cela se comprend. Mais à répéter le mot d’ordre du dominant, deux siècles plus tard, l’horizon risque de se matérialiser sous la forme d’une balle en argent tiré en plein cœur. Nous avons fait la révolution au moment où naissait le monde tel que nous le connaissons. Nous ne ferons pas la même sans passer pour de grotesques charloscars. Associer université et changement demeure viable sur le plan historique, mais requiert de tenir compte de l’ambivalence du savoir, à la fois neutre et porteur de transformation.

 

 

 

8-             Le bon, la brute et Muscadin

 

Quoiqu’il en soit, Muscadin demeure une figure médiatique éminemment intéressante d’un point de vue sociologique. Equipé de la panoplie du soldat (gilet par balle, fusil d’assaut et pantalon kaki), soutenu par une partie de la population qui le vénère, il incarne une solution martiale, individuelle, à une situation sociopolitique complexe, mangonmen au-delà du possible. Le personnage suscite l’admiration populaire autant qu’il attise l’inquiétude de beaucoup. À l’université, il aurait défendu un mémoire sur l’importance de la peine de mort. À plusieurs reprises, il aurait abattu de sang-froid des prévenus encore menottés. À la moindre occasion, il se proclame Baron Samedi quand les Nippes seraient le cimetière des criminels.

 

Cependant, si le personnage déchire autant l’opinion, c’est parce qu’il cristallise le point essentiel du combat à mener, mais que la violence des rapports politiques et économiques tendait à faire oublier : la justice. À l’heure où les voisins d’Haïti, ses oppresseurs d’hier et d’aujourd’hui, continuent de placer la question électorale au cœur de la recherche de solutions, le personnage Muscadin est là pour nous rappeler qu’ils ont tout faux. Il s’agit de justice sociale de combattre l’impunité et l’exclusion.

 

 

9-             Etat d’urgence ou comment déceler la rage chez les personnes saines

 

Le président dont le mandat est arrivé à terme a décrété l'État d’urgence. La narration s’est dotée d’un cadre illégal. Les propos des chefs de gangs, froids, détachés, sans aucun remords ont été relayés. Très vite, une narration vieille et efficace, axée autour de la figure du chimè, s’est imposée. La population des quartiers populaires serait exclusivement constituée de criminel.le.s. Femmes, hommes, enfants auraient du sang sur les mains.

 

Le scénario se profile horrifiant et terrible. On a encore parlé des gangs comme d’une bande de sociopathes. A Village de Dieu, Delmas 2, Savien et Petite Rivière de l’Artibonite, des gens se battent au cœur d’une société en conflit. Leur stratégie consiste à prendre. Prendre la vie, les corps et les biens. San vire gad dèyè. Ce n’est pas de la rage. C’est du crawl. La nage libre pratiquée par ceux et celles qu’on ne veut pas sauver.

 

 

 

10-         Ceci n’est pas un canal d’irrigation… mais un mouvement social unique

 

Comme ce fut le cas avec Louverture et son neveu, le mouvement de la rivière massacre met en lumière les contradictions profondes d’un système basé sur l’oppression. Ici, est mis en cause, l’international, des amis qui prétendent aider un pays auquel ils ont systématiquement refusé le droit de manger à sa faim, par l’imposition de politiques délétères qui l’ont bien ajusté dans la misère. Ce serait bien de combattre les gangs, de bénéficier de dirigeantes et dirigeants légitimes par le biais d’élections crédibles. Ce serait encore mieux de pouvoir décider quand, comment et quoi produire, consommer, échanger.

 

Cette contestation à Ouanaminthe embrasse l’essence des luttes paysannes (la souveraineté alimentaire). Elle met le doigt sur le néolibéralisme et ses outils transnationaux et elle emprunte différentes stratégies de lutte comme les rituels vaudou spectaculaires ou encore la scandalisation (le viol d’une Haïtienne devant son fils par un agent d’immigration dominicain).

 

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