Au moins 250 personnes ont été tuées depuis le lancement de l’opération « Bwa Kale » en Haïti en avril dernier. Nombreuses sont les images circulant sur les réseaux sociaux montrant plusieurs personnes, associées à des gangs armés, bastonnées, lynchées et/ou brulées. Si d’une part, le mouvement a offert un certain répit à la population haïtienne, d’autre part, il risque de laisser un ensemble de séquelles graves chez celles et ceux qui l’assistent. C’est en tout cas ce qu’a fait savoir le psychologue Wilcox Toyo en entretien exclusif à Enquet'Action.
Enquet'Action (EA) : Le pays connaît une situation assez particulière depuis quelque temps. À quoi peut-on s’attendre en termes d’impacts psychologiques ?
Wilcox Toyo (WT) : Il y a plus de cinq années depuis que la situation du pays s’est détériorée. Environ trois années consécutives se sont écoulées depuis que plus de huit communes du département de l’Ouest sont pratiquement occupées par des gangs armés. Ce qui occasionne une pression psychologique sans précédent. La population de Port-au-Prince et de toutes les autres zones de la région métropolitaine vit une situation extrêmement difficile. Mentalement, les citoyens ne se portent pas bien. C’est pourquoi il faudrait s’attendre à des cas de suicide ou des appels à l’aide, car les gens ne peuvent plus résister. Le stress, la dépression, entre autres, sont un ensemble de problèmes qui s’accumulent et provoquent plus de demandes dans les questions psychosociales.
EA : Une lecture particulière de l’opération dénommée « bwa kale » ?
WT : Quand vous observez l’opération « Bwa kale », sans s’appuyer sur une approche particulière, elle apporte un peu de calme. Le kidnapping est réduit considérablement et les citoyens sont moins inquiets pour vaquer à leurs occupations. Mais quand vous regardez le mouvement en tant qu’intellectuel, vous avez un mouvement qui n’a aucune lignée idéologique ni politique qui pourrait amener la population vers une libération complète. Le « Bwa kale » devrait avoir une idéologie devant nous aider à essouffler un peu. Ce qui pourrait nous emmener vers notre bien-être.
On a l’habitude de dire que le peuple haïtien n’a pas une culture de suicide. Le suicide n’est pas une culture. Il concerne une personne qui a un niveau de bien-être et qui décide de ne pas plonger dans le plus bas niveau. Lorsque son mécanisme de défense plonge, elle ne trouve aucune ressource pour lui permettre de rebondir, elle va voir que sa place n’est plus sur la planète Terre.
EA : Quels sont les impacts psychologiques que cette opération pourrait avoir sur certains témoins ?
WT : Ce qu’on doit remarquer, le « Bwa Kale » est le nom qu’on donne au mouvement en 2023. Mais cela avait déjà fait son apparition en 1986 avec les « Makout ». Ce sont des choses qui se reproduisent avec les enfants et des fils de ceux qui avaient éradiqué les « Makout ». Les séquelles de ces mauvais moments vécus restent, parce qu’on n’avait pas pris en compte la reconstruction des gens et aussi l’aspect du trauma. Ne vous étonnez pas si nos enfants reproduisent ces mêmes actes dans les vingt ans à venir si nous ne reconstruisons pas la société.
Reconstruire la société haïtienne, c’est reconstruire d’abord les citoyens parce que nous allons laisser des séquelles qui sont très graves, des personnes qui sont traumatisées. Des enfants qui traversent des morts, assistent à des assassinats tragiques ou encore regardent les vidéos qui sont partagées sur les réseaux sociaux. Pour moi, en dépit des résultats que le « Bwa Kale » apporte, ce n’est pas la bonne approche pour donner la justice sociale.
EA : Pourquoi, selon vous, les citoyens.nes utilisent ce niveau de cruauté dans le mouvement « Bwa Kale ? »
WT : On dit souvent : « vous êtes ce que vous fréquentez ». Les nutritionnistes disent que vous êtes ce que vous mangez. Donc, ce sont l’ensemble des traumas vécus qui sont à la base de ces mauvais comportements.
EA : En ce sens, que devraient faire les parents pour protéger leurs enfants ?
WT : Une baisse de rendement scolaire, l’isolement, la perte d’intérêt pour jouer sont, entre autres, les symptômes que peuvent présenter des enfants ayant assisté à des scènes de cruauté. C’est pourquoi les parents doivent interdire aux enfants d’assister à certains spectacles. Éloignent-les des vidéos choquantes. Si cela va au-delà de leur compétence, le soutien d’un professionnel de santé sera le bienvenu. Aussi, beaucoup de sensibilisation doit être faite par l’État haïtien à travers les réseaux, les stations de radios et de télévision afin d’éduquer les parents sur la façon dont ils devraient se comporter avec les enfants.
Fabiola Fanfan
Ce projet de contenus a eu le support de l’IFDD/OIF.
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