Si la pandémie Covid-19 a mis à genoux les plus grandes économies du monde, ses conséquences sont fatales. Ceci affecte particulièrement les pays dont une grande partie de leur population dépendent des revenus des migrants. En Haïti, 34 % du produit intérieur brut (PIB) provient des transferts de sa diaspora répartis aux quatre coins du monde, principalement aux Etats-Unis et en Amérique Latine.
Enquête
Depuis l’apparition de la pandémie de Covid-19, je suis à plat », confie Rolande Louis, une quinquagénaire habitant un quartier précaire de l'aire métropolitaine. La vie de cette mère de quatre enfants a bien changé depuis le début de la crise sanitaire engendrée par le nouveau coronavirus.Je n’appelle plus mes proches vivant à l’étranger parce qu’ils ont perdu leur emploi à cause de la crise sanitaire. Ce sont eux qui habituellement nous envoient de quoi faire marcher nos activités. Ils ne sont pas encore retournés au travail. »
Elle subsiste grâce à un petit commerce tenu non loin du Champ de Mars où elle étale près d’une banque de borlette (loterie) deux réchauds. Chacun d’eux contient un ustensile rempli respectivement de café et de chocolat qu’elle offre pour quelques gourdes aux passants et riverains toujours de plus en plus rares. L’état d’urgence sanitaire a été annoncé à la mi-mars dernier, lorsque les deux premiers cas de contaminations ont officiellement été détectés par les autorités.
A l’instar de plusieurs centaines de familles haïtiennes, l’entrepreneure vit aussi en grande partie des transferts que lui envoyaient régulièrement sa famille jusqu'en février 2020.
« J’ai fini par comprendre que mes activités dépendent en grande partie d’eux, poursuit-elle, découragée.Je faisais toujours des petits roulements malgré les transferts qu’ils m’envoient. Avec cela, il est plus facile pour moi d’augmenter mes revenus. Depuis la pandémie, ils ont cependant arrêté de m’en envoyer. Du coup, je suis obligée de changer mon train de vie. Je fais beaucoup d’efforts, mais ça ne me rapporte rien de substantiel ! »
La situation de Rolande Louis n’est pas unique. L’entrepreneur et technicien en Agronomie de 34 ans Marc Joseph vit lui aussi en partie des transferts que lui envoient ses clients de l'étranger.
« Depuis le début de la crise, je ne reçois plus d'argent à cause de l'arrêt de certaines activités, soupire-t-il. D'habitude, j'en recevais dans le cadre des services que j’offre. J'en économisais un peu afin de répondre à certaines de mes obligations personnelles. »
Avec plus de 516 mille personnes décédées au 2ejuillet, la covid-19 a entrainéavec elle une crise sanitaire, économique, sociale mais également psychologique. En mettant à nu les plus grandes économies du monde dont celle des États-Unis d'Amérique où vivent un grand nombre de personnes d’origines haïtiennes, son impact se fait sentir fortement sur l’économie haïtienne.
À en croire certains économistes, les conséquences de la covid-19 s'annoncent désastreuses.
La diaspora haïtienne grandement touchée: baisse des transferts…
Durant le mois d’avril aux Etats-Unis, près de 33,5 millions d’Américains ont demandé une allocation-chômage et le pays a enregistré un taux d’inflation de 14 %. Cette situation causée par la Covid-19 a engendré une récession dans la plus grande économie mondiale, ce qui n’est pas sans conséquence en Haïti. https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-20-5-millions-d-emplois-detruits-et-14-7-de-chomage-aux-etats-unis-en-avril_3954889.html
« Il n’y a pas encore de chiffre exact sur le nombre d’Haïtiens et d’Haïtiennes ayant perdu leur emploi durant la crise aux États-Unis, mais nous savons qu’il y a des millions de personnes que cela touche. C’est évident qu’il y a beaucoup d’Haïtiens et d’Haïtiennes dans cette catégorie », avance Camille Chalmers, économiste et professeur à l’Université d’Etat d’Haïti (UEH) à Port-au-Prince.
Plusieurs autres économistes interrogés admettent aussi l’absence de chiffres officiels exacts sur le nombre de personnes haïtiennes décédées ou au chômage tant aux Etats-Unis, au Canada qu’en Amérique Latine. Cependant, ils reconnaissent l’impact de la covid-19 sur les principaux secteurs d'activité - la restauration, le transport, le secteur médical et l’hôtellerie - où travaillent une grande majorité des personnes migrantes en provenance d’Haïti.
Les transferts annuels d’argent de la diaspora haïtienne s’élèvent à 3,3 milliards de dollars américains par an, selon des chiffres avancés par des sources concordantes. Des chiffres démentis par l’économiste Pierre Marie Boisson.
« Non, c'est une information fausse, explique-t-il. Pourquoi? Parce que dans les 3,3 milliards comprennent une partie substantielle de ce qu'on appelle les transferts informels. Donc, ce n’est pas évident que ces transferts que l'on accepte probablement qu'une partie vient de la diaspora en cash. Mais on n’a pas la précision. Là où c'est vraiment comptable, c'est à dire officiel, ce sont les transferts apportés par les maisons de transferts. »
Les transferts informels sont des transferts qui ne sont pas comptabilisés et qui ne sont pas expédiés par maison expéditrice. Ce sont des envois d’argent effectués par personne interposée qui entre au pays. Par exemple, il y a certainement une partie venant de la République dominicaine qui arrive par la frontière terrestre. « Donc, personne ne connait les differences entre les 2,5 milliards et les 3,3 miliards. Personne ne sait vraiment ce que rapportent les transferts terrestres. Il y a pas moyen de savoir parce que ce n’est pas comptabilisé », dit-il.
De septembre 2018 à septembre 2019, un total de 2.5 Milliards de dollars américains ont été envoyés par la diaspora en Haïti, selon un document de la Banque de la République d’Haïti déniché par la rédaction d’Enquet’Action. D’octobre 2019 à mai 2020, le pays a reçu 1.7 milliard de dollars de transfert de la diaspora. Des montants qui prennent seulement en compte les transferts officiels faits au travers de maisons de transfert autorisés.
Cette somme représente le flux monétaire le plus important du pays, selon le président de l’Association haïtienne des économistes (AHE), le Dr Eddy Labossière.
« C’est la plus importante somme d’argent de notre économie, raconte l’économiste. Il y a également une autre part importante de revenus dans les exportations. Mais celle de la diaspora la dépasse de loin. De plus, elle permet même parfois de faire des importations. »
Durant son intervention du 28 avril 2020 lors de la 20eédition du Sommet international de la finance, l’économiste Pierre Marie Boisson affirmait que la baisse des transferts de la diaspora prévue par la Banque mondiale - entre 25 à 30 % de moins à la fin de l’année - s’élèvait déjà à 8 % dans les bureaux de Sogexpress et à 10 % dans ceux de Western Union pour les mois de mars à avril 2020. https://www.youtube.com/watch?v=E5jWy1S-SVA&list=PLeCsGzIrOz-z-E2yxojgLcIIcLQMjIyRK&index=8&t=9707s
A côté du fait que la baisse des transferts de la diaspora est due à la perte d’emploi et au décès de nombreux de nos compatriotes travaillant dans des secteurs à risque, il y a certains qui vont malgré tout au travail. Ils sont cependant obligés de réduire leurs dépenses, y compris leurs transferts vers Haïti.
« Normalement, quand on vit dans les pays développés comme le Canada et les Etats-Unis, le gouvernement subventionne les personnes qui avaient un emploi en leur versant 75 % de leur revenu habituel », relate Dorson Merilien, un jeune homme de 30 ans qui travaille depuis quatre ans au Canada dans le commerce à distance. « Cependant, malgré la Covid-19 on est toujours tenu de payer nos factures, surtout le loyer. Il devient ainsi impossible de faire tout ce dont on avait l’habitude de faire comme envoyer de l’argent à notre famille. »
De son côté, Rolande Louis affirme que si ses proches aux Etats-Unis ne lui envoient plus d’argent, ce n’est pas parce qu’ils en sont dépourvus, mais plutôt parce qu’ils sont confinés chez eux. Contrairement aux salariés de certains pays comme Haïti, ils reçoivent eux aussi, comme au Canada, de l’argent mensuellement de la part du gouvernement américain sans obligations fiscales. « Ils ne sortent jamais de leur maison. Ils restent à l’intérieur », argüe-t-elle.
Cette baisse des transferts s’explique selon l’économiste Camille Chalmers par le fait que les haïtiens vivant à l’étranger, surtout aux Etats-Unis, se retrouvent dans l’obligation de consommer de moins en moins à cause de la récession de l’économie. Le Dr Labossière croit lui aussi que les conséquences de la réduction des transferts de la diaspora seront phénoménales pour Haïti.
« L’économie haïtienne est moribonde, prévient l’économiste. Et avec la fermeture de plusieurs entreprises dans le pays, beaucoup de personnes ont perdu leur emploi. C’est une situation catastrophique pour les responsables de ménages haïtiens qui pour la plupart ne travaillent pas. »
En Haïti, une bonne partie de la population dépend de l’aide de leur famille ou de leurs amis.es qui vivent à l’étranger. La crise provoquée par la covid-19 dans les principaux pays hôtes de la diaspora haïtienne engendre une crise multidimensionnelle en Haïti. Le flux monétaire le plus important du pays dépasse largement le budget de l’État.
Les conséquences de la réduction des transferts de la diaspora seront ressenties à plusieurs niveaux, confirme aussi le professeur Auguste D’Meza. Des éléments souvent, selon lui, laissés de côté dans les discours de nombreux économistes du pays.
Le coronavirus n’a pas provoqué uniquement une réduction des transferts d’argent, selon lui. Il y a également provoqué une diminution du nombre de « drums » contenant de la nourriture que les haïtiens envoient régulièrement à leurs familles, une réduction des transferts de minutes de téléphone ainsi qu’une baisse des revenus bruts que les haïtiens de la diaspora apportent directement quand ils viennent visiter leurs familles ou qu’ils font parvenir par le biais d’un.e ami.e ou d’un membre de la famille.
Ainsi, M. D’Meza estime que les transferts annuels de la diaspora dépassent de loin les montants officiels si l’on prend en compte tous ces transferts. Par conséquent, avec la crise de la covid-19, la réduction de tous ces transferts aura un impact bien plus considérable sur l’économie haïtienne. « Sans la diaspora, Haïti n’existe pas économiquement. »
La diaspora extrêmement inquiétée !
Malgré le fait qu’ils soient obligés de faire face à la crise causée par la pandémie en terre étrangère et loin de leur famille, plusieurs migrants haïtiens interrogés avouent que leur plus grande crainte face au coronavirus demeure les retombées sur Haïti. Bien avant le début de la pandémie, le pays pataugeait déjà dans une crise pluridimensionnelle provoquée par l’instabilité politique, l’insécurité grandissante et les épisodes de pays « lock » (pays bloqué).
À l’instar de plusieurs spécialistes qui se sont prononcés sur les conséquences du coronavirus, les membres de la diaspora haïtienne sont hantés par les mêmes inquiétudes pour leur pays d’origine.
« La covid-19 aura de grands impacts sur les haïtiens par rapport à la dépréciation de la monnaie locale, même la nourriture deviendra un luxe pour certains, raisonne Dorson Merilien, 30 ans. Et avec les membres de la diaspora qui se retrouvent coincés à cause du ralentissement des activités, les choses risquent d’être fatales pour les familles haïtiennes dans les jours qui viennent ». Il s’inquiéte en particulier pour sa famille qui vit en Haïti, principalement sa mère qui ne travaille pas.
Les Haïtiens.nes de la diaspora ne vivent pas seulement dans l’inquiétude pour leurs proches en Haïti. Ils font également face à certaines difficultés comme la régularisation de leur statut ajoutant à leur situation de précarité face à la crise. Ce qui conditionne souvent une recherche d’emploi.
« La crise affecte grandement les migrants haïtiens qui vivent au Chili, fait savoir Jeune Péralte, 26 ans, qui a migré vers le Chili en 2017 pour ses études. Elle ralentit le processus de régularisation. Ce qui n’est pas en faveur des Haïtiens et des Haïtiennes puisque sans permis de travail ni carte de résidence, ils et elles sont obligés.es d’attendre avant de pouvoir travailler. Certains employeurs conditionnent leur embauche à la présentation de ces documents légaux. Donc, le manque d’emploi représente la plus grande difficulté des Haïtiens et Haïtiennes en ce temps de crise au Chili ».Jeune Péralte vit actuellement dans ce pays d’Amérique latine avec sa femme et sa petite fille.
Il soulève par ailleurs un autre problème majeur que confrontent ses compatriotes: la connaissance de la langue.« La difficulté à trouver un emploi est due non seulement au fait qu’on n’a pas de papier, mais également à cause de la langue que l’on ne maitrise pas ».
Dorson Merilien, au Canada, décrit de son côté une autre réalité difficile : le problème du racisme.
« Nous autres, nous sommes des personnes noires et nous sommes fiers de l'être, mais il y a des ressortissants d'autres pays, dépendamment de leur intention ou de leur formation, qui affichent un mépris dès qu'ils rencontrent une personne noire parce qu'ils estiment que toutes les choses négatives viennent d’eux. Actuellement, quand une personne noire entre dans un supermarché, le premier réflexe de toutes les personnes blanches, c'est de fuir. Cela signifie qu'ils ont peur de nous. Je pense que le coronavirus a fait flamber le taux du racisme ici au Canada. ».
Un avenir incertain ?
Dans leur lutte contre la propagation de la pandémie, plusieurs pays ont adoptédes mesures comme le confinement et la diminution des déplacements, ce qui ne va pas sans conséquence sur leur économie. Une situation similaire prévaut en Haïti où le gouvernement qui, après l’annonce de la découverte des premiers cas de contamination au pays, a déclaré l’état d’urgence sanitaire en procédant à la fermeture des ports et aéroports, des écoles, universités et lieux de culte. Cette décision, quoiqu’elle permettrait de contrer la propagation de la maladie, avait été très décriée par plus d’un. Car l’économie haïtienne tourne essentiellement autour du secteur informel.
L’arrêt de beaucoup d’activités depuis bientôt quatre mois engendre une situation de précarité pour bon nombre de chefs.fes de ménages haïtiens.nes. La plupart n’avait déjà pas de travail avant cette crise. La mauvaise gestion de la crise par le gouvernement haïtien complique aussi de plus en plus la situation de certains membres de la population qui sont livrés à eux-mêmes.
Les analyses sur les conséquences que va entrainer la crise sanitaire sur le pays tant sur le plan social, économique que psychologique ne cessent d’enflammer la toile. Plusieurs personnalités publiques, parmi lesquelles des économistes, se sont prononcées sur le sujet en alertant entre autres sur une éventuelle crise alimentaire et une baisse considérable des transferts de la diaspora. Il y a cependant certaines personnes qui ne se croient pas dans ces prévisions alarmistes et préfèrent ne pas tenter de prévoir l’avenir, comme le Dr Eddy Labossière.
« Je ne vais pas me prononcer sur des chiffres, dit l’économiste. Il est vrai que la Banque mondiale a prévu pour la fin de l’année une baisse entre 25 à 30 % des transferts de la diaspora haïtienne. Etant donné l’importance de ces derniers dans notre économie, il y aura certainement des conséquences négatives. Cependant, je ne peux pas déjà me prononcer, car les pays les plus touchés par le virus, notamment les États-Unis, font de grands efforts afin de remettre sur pied leurs économies. Donc, les catastrophes annoncées sur la baisse des transferts de la diaspora ne sont pas tout à fait évidentes. ».
Chose dite, chose faite. Les statistiques de la Banque de la République d’Haïti (BRH) pour le mois de mai indiquent une hausse de 36% du volume des transferts des émigrés haïtiens. Les transferts avaient accusé des baisses respectives d’environ 8.5% en mars et de 4% en avril.
« La hausse du mois de mai et la modeste baisse du mois d’avril reflètent l’impact des mesures compensatoires prises aux Etats-Unis et au Canada en faveur des travailleurs au chômage, explique l’économiste Pierre Marie Boisson. Les pays d’Amérique Latine, en particulier le Brésil, le Chili et la République dominicaine, accusent pour leur part de très fortes baisses, reflétant la sévérité de la crise dans ces pays. »
Selon lui, juin poursuivra la tendance de mai.
« Il est donc fort possible que le niveau [de transferts] soit nettement plus important [que prévu], poursuit M. Boisson. Le versement des allocations de chômage, versées par les États, sont appelées à se poursuivre. Le niveau de transfert sera également affecté par la remontée de la crise sanitaire observée actuellement et par la re-application de mesures contraignantes par plusieurs Etats ». Il croit toutefois très difficile de prédire avec précision le volume des transferts en juillet vu la velléité affichée des dirigeants américains de stimuler une reprise de l’économie dans la perspective des élections de novembre 2020.
De leur côté, plusieurs personnes interviewées par notre journaliste préfèrent s’en remettre au sort du destin ou au hasard plutôt que de se fier à l’Etat.
« Dans cette situation je ne peux rien faire, lâche, désespérée, Rolande Louis en regardant défiler l’un des rares clients desservis. Je reste là, mais je souffre. Je n’ai personne à qui m’adresser. Parfois quand je ne trouve rien à faire, je sors même quand je n’en éprouve pas l’envie. Il n’y a que Dieu qui peut me venir en aide. Il n’y a que lui qui peut placer quelqu’un sur mon chemin. Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre. »
Dougenie Michelle Archille
Cet effort d’information sur la Covid-19 durant la crise a obtenu le soutien de FOKAL.
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