Être un joueur de seconde zone dans une société sans fondement, c’est être beaucoup plus vulnérable qu’un ballon en chute libre abandonné dans le vent le plus vagabond. Et, coincé sur cette terre où l’establishment politico-financier qui règle la vie sur le bout d’un fil ne reconnaît au citoyen lambda, nul droit de rêver, c’est être exposé au danger d’être un rien du tout, mais surtout, celui d’être tout à la fois. Parce que, perdre le droit de rêver, c’est en quelque sorte être dépouillé du droit de penser.
Pourtant, tout individu, étant lui-même, un être de pensée, est appelé à se penser et à penser le monde. Dans cette perspective, la pensée critique devient un garde-fou œuvrant contre tout ce qui peut corrompre l’homme dans sa pleine humanité. C’est une pensée qui questionne le sens, le mobile et le fondement de chaque action. En revanche, lorsqu’un système social évolue en l’absence de cette pensée, l’individu se dirige droitement dans une entreprise dangereuse : la facilité.
En Haïti, le commerce de l’illusion est florissant. Devenir riche c’est facile. Pour faire de l’argent facile, venez acheter ma recette et changez votre vie en un claquement de doigts. Qu’est-ce qui est à la mode ? Être salarié de l’État sans jamais mettre les pieds au bureau, détourner les fonds publics à des fins personnels, gagner des millions en posant simplement une signature par compromission, blanchir l’argent destiné à servir des générations d’hommes et de femmes, voilà comment certains s’enrichissent en Haïti.
J’ai une question : parmi ceux et celles qui se considèrent riches dans ce pays de misère, qui n’a pas profité d’une manière ou d’une autre, de la faiblesse des institutions ? En d’autres termes, qui pourrait devenir riche sans appauvrir l’État ? N’est-ce pas ce syndrome qui porte certains individus au pouvoir et à vouloir contrôler même le droit de vie ou de mort des êtres entièrement libres ? Dans ce cercle infernal où l’argent coule à flots et qu’on est tous dans le besoin, combien peuvent reculer devant quelques millions ? Même quelques dollars ? Même l’église qui prétend connaître la voix de la tentation a été frappée de manière épiscopale.
Au fait et au prendre, la facilité trouve un terrain fertile en Haïti — œuvre des prédateurs faisant mainmise sur les espaces de production d’une pensée haïtienne et sur les conditions matérielles d’existence. Ce faisant, ceux qui ne peuvent pas plumer la vache à lait cherchent par tous les moyens une manière de se réaliser au-delà des limites de la dignité. Ainsi, des individus qui se réclament entrepreneurs et coaches en motivation personnelle inventent toutes les histoires pour séduire les gens et profiter de leur précarité. Qui pis est, ces monstres qui organisent des séminaires pour apprendre aux autres à devenir riches sont généralement plus pauvres que la pauvreté elle-même.
Qui est cet homme qui a toutes les solutions et toutes les recettes du monde ? Il est un imposteur. Il se prend très au sérieux dans son rôle et il trouve une foule d’esprits précaires pour explorer ses arnaques. Le petit capitaliste complexé se prend pour un maître, un patron. Un opportuniste qui ne recule devant aucune opportunité. Il est incapable de voir la corruption, le crime ou la violation des droits des autres, seul son argent. Peu importe si son action peut détruire ses semblables, souiller sa dignité ou participer à déstabiliser le pays. Les actions nobles, les actes qui libèrent et qui contribuent à changer le monde en demandent trop. En plus, ce n’est pas rentable. Les mi-hommes choisissent la voie de la facilité.
Ils sont sur les réseaux sociaux, dans les tribunaux, devant la DGI et les pompes à essence. Ils circulent à moto. Ils sont dans les camionnettes et les marchés publics. Dans les églises et les écoles, ils sont là, à la recherche de la moindre occasion pour faire de l’argent facile. Ils sont tout prêt de vous et quelque part, dans les gangs. La maladie de l’argent facile devient une pandémie, et cela ne gêne en rien les commentateurs patentés. Elle dépouille les gens, années après année jusqu’à la dernière arnaque qui tranche les entrailles de plusieurs centaines d’haïtiens.nes. Après CQR, vont-ils se demander C’est Quoi Réfléchir ?
La tentation de l’argent facile est un virus qui rend aveugle et empêche de réfléchir. Un simple recul pouvait amener l’investisseur lambda à comprendre qu’il ne fait rien pour cet argent qu’il gagne facilement et sur quoi il fait rapidement de grands projets. En recevant de l’argent investi naïvement par les autres, vous participez dans une entreprise de séduction qui ne fait que « koupe pòch moun ». Personne ne peut vous empêcher de risquer, mais en essayant de réfléchir, vous allez comprendre que vouloir risquer ne suffit pas. Ce qui est raisonnable, c’est un risque calculé.
Aujourd’hui, Haïti est en proie à toutes les insécurités du monde : gangs armés, insécurité alimentaire, insécurité sociale, insécurité hydrique, insécurité climatique… Tout ceci résume le labyrinthe dans lequel le jeune haïtien est coincé. Dans cet imbroglio, sans espoir, l’individu qui ne sait à quel saint se vouer met toute voile dehors pour attraper la moindre opportunité. Mais, au fond de l’abîme, il faut comprendre que c’est l’argent facile qui nous a imposé cette vie difficile. Donc, on ne peut pas guérir la maladie avec le poison qui l’a provoqué. Entrez dans ce piège, vous ne sortirez pas humain !
Jean Robert Bazile
Ce projet de contenus a eu le support de l’IFDD/OIF.
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