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Haïti: Ce défilé de visiteurs flottants qui n’en finit pas

Un siècle et vingt-six ans plus tard, l’arrivée de navires canadiens paraît presque anecdotique. On les espère un peu. On attend de voir ce qui se passera. On est spectateurs et spectatrices, dénoyautés.es de notre propre récit en cours.


Edito

Par Francesca Theosmy


Ces dernières semaines, des objets volants ont provoqué un vif émoi en Amérique du Nord. Les Etats-Unis et le Canada ont abattu des ballons qui seraient des appareils d’espionnage chinois. D’autres objets détruits ont soulevé à nouveau une hystérie autour d’éventuels extraterrestres. La même période, un avion militaire canadien a survolé Haïti et, si l’on se fie à la communication officielle très confuse, l’objectif serait également le recueil d’informations.


Sur cette lancée, le premier ministre canadien, Justin Trudeau, a annoncé l’envoi de deux navires militaires en mars prochain. Dans le sillage du navire des gardes côtes américains aperçu en octobre dernier, le Glace Bay et le Moncton transportant plus de 90 marins patrouilleront dans les eaux haïtiennes. Il est intéressant de retenir leurs noms car ils viennent s’ajouter à une longue liste de navires étrangers, mouillant à un jet de pierre de nos fenêtres. Les contextes sont sans cesse différents. Les réactions aussi.


Parmi les tous premiers, l’on se souvient du Charlotte et du Stein, deux navires allemands et l’immense scandale que leur venue, le 6 décembre 1897, a provoqué. L’affaire que tout le monde connaît sous le nom d’affaire Lüders impliquait à l’origine Dorléus Présumé, un présumé voleur d’après la police et un cocher de profession, et Emile Lüders. Solon Ménos, nom à retenir aussi, dépeint ce dernier comme « un jeune écervelé » coupable de « multiples algarades, à Port-au-Prince et ailleurs » et « un professionnel de la turbulence ».


Lüders symbolise à lui seul la chute de la république née en 1804 et la naissance de la perle cabossée qui franchira le seuil du XXe siècle. Parce que sa grand-mère est une esclave ayant fui Sainte-Croix pour Haïti, terre de liberté alors que toutes les puissances crachaient sur cette valeur humaine fondamentale. Parce que c’est un crétin présomptueux rattaché à un fait-divers qu’il transformera - non sans aide - en crise diplomatique et humiliation commune. Parce qu’à l’époque les gens s’offusquaient encore.


Si l’on en croit Solon Ménos, l’empereur Guillaume II déclara au sujet du peuple haïtien: « C’est une bande méprisable de nègres légèrement teintés de civilisation française. Mes navires-écoles, bien que montés par de jeunes garçons, leur apprendront les bonnes manières ». Ces jeunes garçons n’étaient qu’une « horde remplie de bière » et « enveloppée d’une puante fumée de canastre ». Mais cela, c’est un autre sujet.


Un siècle et vingt-six ans plus tard, l’arrivée de navires canadiens paraît presque anecdotique. On les espère un peu. On attend de voir ce qui se passera. On est spectateurs et spectatrices, dénoyautés.es de notre propre récit en cours. Pourtant en 1897, les réactions étaient plus nettes. « Parmi les badauds, c’est à qui se piquera d’avoir pleuré… Plus d’un bon bourgeois qui, hier, qualifiait d’insensé toute velléité de résistance, ne peut se consoler de n'avoir pas été quelque peu bombardé », écrit Ménos.


On pourrait avancer qu’aujourd’hui, il s’agit de venir en aide au pays en proie aux groupes armés de plus en plus puissants. On pourrait dire que l’eau a coulé sous les ponts, en un siècle et quart il s’est passé beaucoup d'évènements et notre rapport au monde est différent. On pourrait reconnaître que chacun de ces navires symbolise un moment de notre histoire et dit ce que nous sommes comme un miroir de notre impuissance. On pourrait affirmer que si, comme on dit, il faut laisser le temps au temps, il faut bien avouer que le temps nous a salement amochés.es.

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