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Haïti, sur une échelle de 0 à 10

Du premier massacre à La Saline en 2018, au plus récent cas de kidnapping, en passant par l’assassinat du président en fonction Jovenel Moïse, l’échelle de l’horreur demeure sans limite. A ce jour, on n’a vu aucune soupape morale, aucun frein matériel, voire d’initiative politique pour faire barrage à la prédation devenue le principal moyen d’exister socialement.

En médecine, plusieurs échelles permettent aux patients d’auto-évaluer leur douleur. La plus connue est sans doute l’échelle numérique. Le malade est invité à estimer sa douleur sur une échelle de 0 à 10. 0 correspondant à pas de douleur et 10 à la douleur maximale imaginable. Un tel outil fait défaut quand il s’agit de la souffrance collective, cette somme de désarrois individuels cousue au fil d’acier des conflits armés.


Il aurait été intéressant de déterminer où nous en sommes quand deux fois, en moins de deux ans, des policiers sont tués puis sauvagement mutilés par des bandits, faute de recevoir des renforts de la part de la hiérarchie. On ignore l’intensité de la peine, quand il apparaît évident que le problème n’est ni l’incompétence ni le dénuement, mais la complicité au plus haut sommet.


Peut-être faudrait-il compter les « mezanmi », leur intensité. Peut-être y a-t-il dans les soupirs, les posts furieux sur les réseaux sociaux comme les chroniques radiophoniques, un aveu, un signe ténu que l’on a atteint l’insupportable. Impossible de le savoir.


Du premier massacre à La Saline en 2018, au plus récent cas de kidnapping, en passant par l’assassinat du président en fonction Jovenel Moïse, l’échelle de l’horreur demeure sans limite. A ce jour, on n’a vu aucune soupape morale, aucun frein matériel, voire d’initiative politique pour faire barrage à la prédation devenue le principal moyen d’exister socialement.


Paradoxalement, tout ce qui arrive aujourd’hui, nous l’avons déjà vu hier. Il n’y a pas eu de nouveaux crimes, ce sont les mêmes. Un scénario s’est mis en place auquel nous prenons part malgré nous tels des pantins. Or, un pantin ne ressent rien au contraire d’un être de chair et de sang qui aime, hait, rêve et pense.


Il est donc difficile de dire exactement en appliquant une quelconque échelle numérique à quel niveau se situe la souffrance collective en Haïti. Entre les massacres, le délitement de l’appareil de l’Etat et la misère, tout le monde semble encaisser. Encaisser, manifester dans les rues, danser un coup lors de la fête rara ou du carnaval, prier souvent : un schéma assez clair paraît s’établir. En Haïti, il existe un rituel pour faire le deuil de la décence.


Après le tremblement de terre de 2010, un discours malheureux porté surtout par les médias occidentaux, tendait à faire croire que les Haïtiens étaient un peuple résilient. Il ne veut rien dire, ce discours.


Mais combien de criminels faudrait-il au sein des institutions publiques pour que nous atteignions ce seuil maximal imaginable de la souffrance ? À quel niveau les rivières de sang et de larmes devraient-elles monter pour que nous sombrions dans l’inconscience ? Qu’y a-t-il de l’autre côté de la conscience d’un peuple, cet endroit où nous nous dirigeons résolument ? Une lueur au bout d’un tunnel ou le néant tout simplement ?


Francesca Theosmy

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