La levée de l’état d’urgence sanitaire par le gouvernement fait peu à peu tomber les masques, ultime mesure barrière face à la pandémie. C’est un retour à une quasi-normalité. Résignée, une frange importante de la population s’est réfugiée dans le déni et la méfiance durant les longs mois de confinement recommandé. Aujourd’hui, alors que l’hécatombe semble être évitée, le manque de confiance en la parole politique fait courir à Haïti le risque d’une seconde vague. Reportage sur les liens abimés entre les haïtien.tienne.s et leurs dirigeants sur fond de pandémie.
Reportage
Le 19 mars 2020, suite à la découverte des deux premiers cas de Covid-19 en Haïti, le président Jovenel Moïse a annoncé un ensemble de mesures barrières en vue de lutter contre la propagation de la pandémie. Elles ont été allégées dès le mois de juin avec la réouverture progressive du pays marquant la reprise des vols commerciaux à l’aéroport international de Port-au-Prince et du Cap-Haitien, le fonctionnement des industries de sous-traitance à plein rendement, la réouverture des églises et des lieux de cultes et la réouverture des écoles le lundi 10 août.
Les us et coutumes sont difficiles à réguler et la situation est bien des autorités qui ne parviennent pas à intégrer l’aspect culturel à la gestion de la pandémie. Sur fond de campagnes de sensibilisation génériques, dans les marchés publics, la distanciation sociale n’est pas possible due à l’amassement des vendeur.euse.s et acheteur.euse.s. Pis dans les transports en commun (bus, tap-tap et taxis) où les gens s’entassent.
Le mot dans la rue est que, la Covid-19 est une manœuvre politique des autorités pour soutirer l’argent des bailleurs internationaux (ex : Fonds Monétaire International, Banque Mondiale). Au pic de la pandémie, la plupart de la population préfère parler de petite fièvre plutôt que de contamination au coronavirus. Ainsi, elle refusa de se soigner à l’hôpital privilégiant l’automédication ou la médecine traditionnelle. Alors que « dans un contexte comme celui-ci, tous les cas de fièvre sont des cas de Covid-19. Il ne s’agit pas de cas isolé – mais plutôt de contamination massive », assure Dr Jean William Pape, co-président de la commission multisectorielle de la gestion du Covid-19.
« C’est un pays où tout le monde ment. Je ne fais confiance à personne, même pas à moi-même », lâche laconiquement Charles tout en ajustant un livre sur son étal.
Il est 14 heures et sur cette partie du trottoir de la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Port-au-Prince, la librairie à ciel ouvert est fidèle au rendez-vous bien que la clientèle - contexte extraordinaire oblige - reste aux abonnés absents. Offrant livres neufs et usagés cohabitant avec divers autres types de produits, c'est tout un monde qui attend preneurs. Les cours sont suspendus, mais certain.e.s étudiant.e.s désœuvrés.es continuent à investir l’espace de l’institution. Pour Charles, quarantenaire bouquiniste, dont les affaires sont lourdement impactées par l’arrêt des activités, l’existence de la Covid-19 en Haïti n’est toujours pas réelle.
« Dans les autres pays, on en parle véritablement. Mais ici, j'observe les règles d’hygiène du fait que la maladie fait des ravages dans les autres pays. Mais je ne le fais pas parce que le gouvernement le dit », précise-t-il.
Un peu plus loin, juste à quelques centaines de mètres de là, Rue Chavannes, un promoteur d’activités de divertissement peste contre son sort dans une explosion contenue : « Il n’y a pas de Coronavirus véritablement dans le pays. Tout est savamment orchestré ». Son dimanche Car Wash Party, très prisé des jeunes du quartier est annulé pour la deuxième fois consécutive. Au plus fort de la crise, il avait tenu à proposer cette échappatoire festive et très rentable malgré des consignes de sécurité. Pour y participer, les intéressés payaient 500 gourdes le t-shirt « Z-Wash ».
Malheureusement, le partage d’images de jeunes corps rapprochés dans tout Port-au-Prince sur les réseaux sociaux, en plein état d’urgence sanitaire, avait heurté l’opinion publique. Une intervention musclée de la Police Nationale à la Rue de la Réunion avait fini de dissuader les promoteurs de recommencer dans l’immédiat. Le promoteur a le sentiment qu’il vit là une injustice et renchérit : « C’est n’importe quoi ! Bel Air et Petit bois (deux quartiers sensibles) tiennent régulièrement leur Car Wash Party, et personne ne va les déranger. » Pas une fois le promoteur n’a eu le mot « précaution » à la bouche. Ses dimanches mouillés et collés-serrés « Z-Wash » étaient même aux antipodes des mesures et gestes barrières.
Crise de confiance
Aux promesses gouvernementales non tenues de ces quatre dernières années (électricité 24/24, nourriture dans les assiettes et argent dans les poches) s’additionnent celles spécifiques à la Covid-19. « Il n’a rien fait de ce qu’il a promis. Il avait promis un montant de trois mille gourdes, il n’a rien donné. Il avait promis des kits alimentaires, il ne l’a pas respecté. Il avait promis des soins de santé, il ne l’a pas fait. Il avait promis des masques, il ne l’a pas fait non plus », lâche Loredan, un militant politique rencontré au Champ de Mars, non loin du Palais National.
« On a un Etat très faible. Il y a une crise d’autorité dans le pays. L’Etat est attaqué dans ses fondements mêmes. Il y a une crise de confiance dans le pays. Cette crise, elle est généralisée. L’Etat, la religion, les ONG, n’inspirent plus confiance. Nous avons une population très méfiante », assure Djems Olivier, sociologue.
« Il y a une crise de confiance globale de la population envers ses dirigeants. Dans un moment aussi crucial cette défiance tourne au désarroi profond », renchérit Jean Marie Théodat, géographe.
Lors d’une récente interview, l’historien Pierre Buteau indique qu’Haïti entre dans un processus révolutionnaire et que : « On ne doit pas mentir quand on est dans un processus révolutionnaire parce qu’il y a ce qu’on appelle une construction de l’opinion publique ». Il poursuit : « [Le Président] ne devrait pas parler. Parce qu’à chaque fois qu’il parle, les gens ont tendance à faire le contraire de ce qu’il dit. Ou encore à l’ignorer. […] Aujourd’hui, il y a une telle dégradation de l’espace politique à cause du fait que la politique devient de moins en moins sociale et incapable d’émettre des réponses ».
« Le déni et la stigmatisation, ce sont des comportements que l’on retrouvent dans toute l’histoire de l’humanité en période de grandes épidémies. Du moment où la population est devant des phénomènes qu’elle ne comprend pas ou ne maitrise pas, explique pour sa part Dr Jean Hughes Henrys, membre de la cellule scientifique mise sur pied par le président Jovenel Moise. Selon lui, une personne se trouvant devant l’incompréhensible a tendance à chercher un bouc-émissaire. Cependant, il admet des spécificités haïtiennes : Justement, cette épidémie arrive dans un contexte particulier où la plupart des autorités de ce pays se sont décrédibilisées ». Il souligne ensuite : « à partir du moment où vous commencez à dire des paroles que vous ne respectez pas, tout le monde se rend compte que vous êtes en train de mentir. C’est inévitable, quel que soit ce que vous dites - même si c’est la vérité au moment que vous le dites, la tendance, c’est de croire que c’est le prolongement de vos mensonges antérieurs »,
Communication déficiente et fatalisme latent …
Jean Marie Théodat, géographe, pointe du doigt la déficience communicationnelle : « Cette incrédulité est liée au fait que la communication est déficiente. On n'a pas su trouver les bons mots. Surtout on n'a pas pris au sérieux la pandémie. C'est un comique populaire, tonton Bicha, qui a eu le contrat pour faire passer le message... Le délire est total. Là où il aurait fallu la parole d'un médecin en blouse blanche et cache-nez, on a eu un clown ».
Lorsque le peuple s’est soulevé en masse en juillet 2018, il s'est passé quelque chose de plus important qu'une simple émeute : un divorce profond entre la rue et le Palais National, rappelle M. Théodat. « Dès lors, sauf à rétablir le prestige de la parole publique, discréditée par une succession de scandales et de ratés dans la communication, il y a peu de chance que le discours étatique ait plus d'écho que les coups de matraque et les gaz lacrymogènes utilisés pour réprimer les manifestations et rétablir un semblant d'ordre dans le pays », soutient-il.
Le professeur de Stratégie de Communication à l’Université d’Etat d’Haïti (UEH), Ary Régis, relève le rejet des messages et des communications officielles, rejet intensifié dans le contexte de contestation de ces dernières années : « Il y a aussi une volonté de rejeter une parole que l’on n’accepte pas. Ou encore, il y a une parole que les gens n’acceptent pas »l.
Problème d’éducation …
Selon le spécialiste en Communication et professeur des universités Pierre Négaud Dupénor, ce fatalisme s’explique par un problème d’éducation : « On ne va pas chercher très loin. Il s’agit sans doute d’un problème d’éducation. Quand les gens ne sont pas outillés, n’ont pas les connaissances nécessaires pour expliquer un phénomène donné, ils ont tendance à utiliser des explications religieuses ou mystérieuses pour expliquer une situation ». Rappelons que le séisme dévastateur de 2010 est encore considéré pour certains haïtien.tienne.s comme un châtiment divin ou un signe annonciateur de la fin des temps.
Selon M. Dupénor, si la population haïtienne était éduquée, elle saurait que le coronavirus fait partie d’un processus naturel : « Pour que les gens puissent comprendre ça, il faut qu’il ait au moins un minimum de niveau de scolarité / d’éducation de base / de bagages éducatifs. C’est ce qui a toujours manqué à notre peuple ». Il ajoute : « C’est très dommage que ça soit ainsi. Parce que nos dirigeants n’ont pas compris la nécessité d’éduquer le peuple. C’est très grave au XXIe siècle qu’un peuple ne comprenne pas ce qu’est un virus – qui pourtant fait partie de sa vie quotidienne même s’il ne le voit pas ».
D’après Pierre Négaud Dupénor, le manque de clarté des messages de prévention adaptés aux compréhensions de chacun fonctionnent comme des bruits dans le processus de communication : « C’est ce qui fait que le gouvernement a du mal à faire atterrir son message ».
Une population qui a connu le séisme de 2010, l’épidémie du choléra, des crises politiques à répétition, des cyclones et ouragans majeurs qui ont provoqué globalement des milliers de morts … semble s’être résignée. A force d’être durement éprouvée par les catastrophes, elle est devenue fataliste, préférant se remettre à la merci de Dieu plutôt que de faire confiance à des autorités si souvent faillibles. Ainsi pouvons-nous entendre régulièrement : « Bondye pi fò » et « Mikwòb pa touye Ayisyen ».
Une opportunité de changement profond ?
Selon Djems Olivier : « Cette crise sanitaire offre l’occasion de repenser le pays, de développer l’agriculture du pays, de prendre toutes les dispositions pour renforcer sa résilience par rapport aux chocs climatiques, pour garantir l’accès aux soins à toute la population ». La crise sanitaire casse les habitudes des plus privilégiés: celui de se faire soigner à l’étranger, rappelle-t-il. Il précise que personne n’a pu bénéficier d’une évacuation sanitaire aux Etats-Unis, au Canada ou aux Antilles françaises. « Nous devons apprendre à construire notre chez-soi ».
Pierre Négaud Dupénor voit dans la pandémie une opportunité de développer les infrastructures technologiques : « C’est le moment plus que jamais de mettre en place le système 4G partout dans le pays » en vue de générer des plateformes technologiques facilitant l’activité commerciale en ligne des petites et moyennes entreprises, même en cas de catastrophe.
Selon lui, le secteur bancaire aurait tout intérêt à démocratiser les transactions en ligne et l’usage des cartes bancaires, toujours dans le but de « faciliter les clients des petites et moyennes entreprises d’avoir des points de vente dans les boutiques, dans les supermarchés en ville ou en région – où les clients peuvent faire des achats avec leur carte de débit qui ne devrait plus être un luxe. Cependant, force lui est de constater que : « Tout cela passe aussi par l’électrification du pays. Le manque d’électricité est un problème grave. L’électricité joue un rôle primordial dans cette opportunité qu’on doit saisir ».
Jean Marie Théodat professeur à l’Université d’Etat d’Haïti (UEH) croit que les occasions ratées sont autant de leçons pour une meilleure réponse à l'épreuve : « Là où il faut de la compétence et du savoir, nous mettons de la démagogie et de l'humour, la rapacité et le déni. Le résultat ne saurait être différent de ce que nous vivons depuis deux siècles. Le sursaut commence par des gestes liminaires simples: la compétence dans la prise des responsabilités, et le bon sens dans la prise de décision ».
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