top of page

Harcèlement scolaire, une réalité toujours trop présente dans les écoles haïtiennes

Moqueries, insultes, intimidations, persécutions et violences physiques font partie du quotidien de certains enfants et adolescents.es dans des écoles en Haïti. Leur apparence physique, leur niveau d’intelligence ou leurs origines sociales sont autant de prétextes au harcèlement. Dans la majorité des cas, ces actes sont l’œuvre de leurs camarades de classe, mais parfois aussi de professeur.es ou de membres de l’administration de l’école. De nombreux.ses pédagogues réclament la mise en place d’une structure et des cours de sensibilisation. 



Texte : Jeff Mackenley GARCON, Emanika Jhovanie Georges et Milo Milfort

Caméra et montage : Djimwood Laporte

Photos : Georges-Harry Rouzier 


Enquête


Gaby Saget est une mère célibataire. Son unique fils, Gabriel, 12 ans, est harcelé dans son école située au cœur de Port-au-Prince. Il était encore à la maternelle lorsque tout a commencé. « Un jour, à la maison, je l’ai trouvé sous la table. Il se cachait et me disait : Maman, viens. On va se cacher sous la table. Ils vont venir me frapper », se rappelle-t-elle encore aujourd’hui. 


À l’époque, Gabriel avait environ quatre ans. Il a voulu lancer un message à sa mère qui ne l’a pas tout de suite compris. Mais quelques années plus tard, alors qu’il était en classe de primaire, tout est devenu clair pour elle lorsqu’il est rentré de l’école, le visage couvert de bleus et avec un œil au beurre noir. Après avoir insisté, il lui a raconté qu’un élève beaucoup plus âgé et plus grand que lui l’avait poussé par terre et frappé. Le lendemain, très énervée, elle s’est rendue à l’administration de l’école, photos à l’appui, pour exiger d’avoir des explications. Les responsables de l’établissement lui ont promis qu’ils allaient investiguer. Une promesse non tenue qui a davantage compliqué la vie scolaire de Gabriel. 


« On a continué à l’insulter et à lui donner des coups. Tout était prétexte à le harceler : ses vêtements, ses chaussures, sa coiffure », nous fait savoir Gaby, ajoutant qu’elle n’aurait jamais imaginé que son fils, pourtant calme et pacifique, puisse être victime de harcèlement scolaire. 


Un combat contre la différence


Des élèves harcelé.es comme Gabriel, il y en a beaucoup dans les écoles en Haïti. Des moqueries régulières sur la couleur de leur peau, leurs cheveux, leur taille, leur poids ou encore leurs comportements jugés différents transforment leur scolarisation en enfer. 


Paul Ridley est professeur depuis cinq ans. Un de ses élèves a été victime de harcèlement à cause de sa taille. « Il était grand, du coup, ses camarades de classe l’ont surnommé Goliath. J’ai remarqué que quelque chose n’allait pas quand il a refusé de se tenir debout en classe », nous raconte-t-il. Paul Ridley a décidé de prendre la chose au sérieux en organisant, pour toute la classe, des cours de sensibilisation sur la nécessité d’accepter les différences tant chez soi que chez les autres. 



Intervention du professeur Paul Ridley sur le harcèlement scolaire en Haïti. © Djimwood Laporte / EA



Des cours de sensibilisation que les camarades de classe de Gabriel n’ont visiblement pas reçus et qui continuent de lui pourrir la vie. Selon sa mère, le fait qu’il soit calme, à l’inverse des autres, l’a transformé en proie facile. « À la fin de la dernière année scolaire, un élève plus grand que lui l’a tabassé et l’a jeté dans une poubelle. J’ai averti l’administration de l’école que, la prochaine fois, j’allais prendre un avocat et porter plainte ». Protéger Gabriel et les autres victimes n’est pas leur priorité, alors qu’ils devraient, selon elle, prendre des mesures disciplinaires pour faire cesser le harcèlement et permettre à l’école d’être un espace sécurisé. 


La discrimination dans les écoles ne repose pas uniquement sur les différences physiques ou comportementales, mais elle peut aussi être due à des différences sociales. Maccénat André, travailleur social et directeur d’école, parle dans ce cas d’une discrimination issue de la division de la société haïtienne en classes. D’après lui, si les signes extérieurs, comme l’habillement, les bijoux, voire les collations que les enfants amènent de chez eux, sont trop marqués, cela va servir de base à la discrimination entre élèves. 


" La discrimination dans les écoles haïtiennes ne repose pas uniquement sur les différences physiques ou comportementales, mais elle peut aussi être due à des différences sociales ", Maccénat André

Une stigmatisation orchestrée la plupart du temps par les élèves les plus influents qu’ils soient performants ou cancres. « Une fois que nous sommes en présence dans une salle de classe d’un groupe d’élèves qui ont une certaine emprise sur les autres, nous avons là un terrain favorable au développement du harcèlement et d’autres formes de persécutions qui rendent insoutenable la cohabitation entre certains élèves », poursuit Maccénat.  


Dans ce contexte, ajoute-t-il, les moqueries et les injures sont légion, parfois même en plein cours sous le regard complice de certain.es professeur.es surtout quand le groupe d’élèves dominants excelle dans les matières scolaires. En ce sens, l’enseignant.e leur accorde une certaine liberté par rapport aux autres élèves. Les harceleurs le remarquent et en profitent pour renforcer leur domination. 


Des conséquences désastreuses 


Dramatique conséquence de ce phénomène, les victimes ont du mal à se concentrer sur leurs études. Elles se sentent mal à l’aise. Leur rendement scolaire baisse, à l’image de Gabriel « qui a eu des problèmes de lecture, ce qui est normal puisqu’il a peur quand il est à l’école », affirme Gaby, sa mère. 


Cette baisse de la concentration et des performances scolaires peut, dans certains cas, être également observée chez les harceleurs, selon Paul Ridley. Il voit dans ce phénomène l’un des dangers qui rongent l’école de l’intérieur en la privant de la bonne ambiance nécessaire pour apprendre et enseigner.  


Selon Miguel Fleurijean, psychopédagogue et directeur de l’enseignement secondaire au sein du ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP), ce manque de performance académique est lié à une tension cérébrale de la victime. « Une fois qu’il y a tension, l’élève victime sera préoccupé.e par le problème en lieu et place de ce qu’il/elle apprend à l’école. Il/elle perdra ainsi ses capacités d’attention, de mémorisation et finalement d’exécution. Avec pour conséquence que l’information reçue ne sera plus traitée ni analysée », nous a-t-il expliqué. 


Pour essayer d’éviter les persécutions, les victimes s’enferment souvent dans la solitude, et s’isolent volontairement en salle de classe ou dans la cour de l’école, explique Maccénat André. Ainsi, lors de la récréation, l’élève harcelé.e va chercher un endroit qui lui permet de s’éloigner du groupe et de s’isoler afin de se protéger du harcèlement. 


Dans ce besoin de protection, certaines victimes peuvent même utiliser la violence en attaquant physiquement leurs harceleurs. « Elles le feront pour se défendre et pour essayer de renverser l’équilibre des forces hiérarchiques existant dans la salle de classe [ou dans l’école]. Tout élève en situation d’insécurité est susceptible d’agir ainsi. Je fais référence ici à la sécurité sur le plan social, émotionnel et physique », poursuit le travailleur social et responsable d’école. 


Cette situation d’insécurité pousse des victimes à abandonner l’école. Gabriel y a déjà pensé. Mais sa mère a réussi à le convaincre de poursuivre ses études. Changer d’école n’est pas une bonne option puisque, selon Gaby, il pourrait également se faire harceler dans un autre établissement. Elle préfère travailler avec lui sur le problème. « Je lui parle tous les jours. Nous regardons des vidéos sur le harcèlement où l’on demande aux enfants de ne pas garder le silence », nous explique-t-elle. 


Dans ce besoin de protection, certaines victimes peuvent même utiliser la violence en attaquant physiquement leurs harceleurs.

Gaby veut également que son fils apprenne à se défendre. Il suit ainsi des cours de karaté et de boxe avec un moniteur deux fois par semaine. « Il faut comprendre que ce n’est pas pour le rendre violent et qu’il se mette à tabasser des élèves. Ces cours doivent lui servir à se protéger physiquement et aussi émotionnellement ». 


C’est justement au niveau des émotions des victimes que les premiers symptômes de défaillance vont se manifester. Selon Pascal Nery Jean-Charles, psychologue spécialisé en Éducation, le harcèlement scolaire peut éroder la confiance de la victime qui n’aura plus d’estime de soi. À force d’être insultées et constamment rabaissées, ses performances scolaires vont baisser et, plus ses résultats seront mauvais, plus elle sera dénigrée, c’est un cercle vicieux. Certains élèves iront même jusqu’à développer de sérieux troubles psychologiques, selon le psychologue. 


Une école à l’image de la société 


L’école en Haïti n’offre pas aux élèves un espace d’apprentissage suffisamment sécurisé. C’est en tout cas l’avis de Marie Rosy Auguste Ducéna, responsable de programmes au Réseau national de défense des droits humains (RNDDH). « Nous ne sommes pas en présence d’une école mettant les enfants en condition pour qu’ils/elles se sentent suffisamment en sécurité pour bien apprendre. Au contraire, certains sont impunément harcelé.es en raison de leur religion, de leur orientation sexuelle ou simplement à cause de leurs origines », explique la défenseure des droits humains.


Magalie Georges, enseignante et directrice d’une école publique à Port-au-Prince s’inquiète quant à elle de l’augmentation de la violence à l’école. Les simples moqueries ou plaisanteries font place depuis quelque temps à des violences physiques de plus en plus inquiétantes. La directrice y voit les conséquences de la dégradation quotidienne de la situation sécuritaire du pays. « Nous vivons dans une sorte de jungle qui incite les élèves à adopter des comportements violents en classe, ce qu’on ne voyait pas avant. Certes, les disputes entre élèves ont toujours existé, mais, aujourd’hui, les bagarres sont de plus en plus violentes et peuvent parfois se régler à coup de couteau ».


Selon Magalie Georges, élèves comme enseignants ont du mal à faire face à cette situation d’insécurité et ne reçoivent aucune aide pour y parvenir. « Un élève qui évolue dans un environnement violent deviendra naturellement violent. Un.e professeur.e qui doit enjamber des barricades et des cadavres pour venir travailler sera affecté.e ».


" L’école en Haïti n’offre pas aux élèves un espace d’apprentissage suffisamment sécurisé ", Marie Rosy Auguste Ducéna.

Pour le psychopédagogue Miguel Fleurijean, le harcèlement scolaire est aussi influencé par notre culture, qui tend à entretenir, voire carrément magnifier certaines formes de violence. Les agressions verbales qu’on entend dans les salles de classe même de la bouche des professeur.es constituent les premières formes de violence. Pour lui, il y a déjà violence quand un.e professeur.e traite un.e élève de sot.tes. 


Des interventions pratiques 


Maccénat André dirige une école à Saint-Marc, ville située dans le département de l’Artibonite, à environ 90 km de Port-au-Prince. L’année dernière, un élève en situation de handicap a été victime de harcèlement dans cet établissement. Maccenat a décidé d’intervenir. « L’élève ne pouvait pas plier ses membres. De ce fait, certain.es de ses camarades l’appelèrent : l’infirme. J’ai entamé avec eux/elles des discussions sous forme de questions-réponses en me basant sur les principes de la thérapie de groupe ». 


Tout comme Maccénat, Paul Ridley a également misé sur l’approche thérapeutique pour régler les problèmes de harcèlement et de violence dans sa salle de classe. Il encourage ses élèves à exploiter les défauts qu’on leur attribue. « Je leur dis : qu’importe la façon dont tu es, on se moquera de toi. L’essentiel, c’est de croire en toi, de regagner confiance en toi et d’exploiter ce qu’ils/elles estiment être une limite pour toi. Mets en valeur cette limite, ce défaut qu’on t’impose ».


Cependant, quand le harcèlement atteint un niveau trop élevé, l’approche douce ne suffit plus. Selon Maccénat André, des actions plus musclées s’imposent. Par exemple, il peut s’agir de faire écrire une lettre d’excuses aux harcelés. « Cela peut ressembler à une blague, mais c’est très difficile pour un.e élève d’écrire une lettre d’excuse et la lire devant 25 ou 30 élèves », ajoute le travailleur social et responsable d’école. 


Une autre méthode consiste à isoler le ou les persécuteurs. Cette mesure doit toujours être suivie d’une série de discussions préalables avec les élèves concernés. En effet, selon Maccénat, si un.e élève prend une sanction et qu’il/elle ne comprend pas le sens de cette sanction, il/elle continuera ses persécutions, voire même les aggravera.


Dans cette même idée, le responsable d’école préconise la séparation dans la constitution des salles de classe en début d’année afin de dissoudre les groupes des perturbateurs. Il s’agit ici de séparer le leader de son groupe et de l’envoyer dans une autre salle. « Il lui faudra du temps pour constituer un nouveau groupe de pairs dans sa nouvelle classe et vous pourrez agir avant qu’il ne le fasse. Pour ça, assurez-vous que cet élève soit en compagnie d’élèves suffisamment influents pour l’inciter à ne pas continuer à s’adonner aux mêmes activités qu’auparavant », souligne-t-il. 


La difficile lutte contre un phénomène sous-évalué


Il manque des données statistiques concernant le harcèlement scolaire en Haïti. Cela empêche de saisir toute l’ampleur du phénomène dont les formes les plus utilisées restent les plaisanteries et les moqueries. Alors que les conséquences du harcèlement continuent d’impacter l’existence des victimes, ce problème n’est pas pris en compte dans le système éducatif haïtien. Pendant notre entretien avec Miguel Fleurijean, directeur de l’enseignement fondamental au ministère de l’Éducation nationale, il a été incapable de nous dire si le ministère réfléchissait à la question ou si des mesures avaient été prises pour lutter contre le phénomène, bien que nous l’ayons abordé.


Si l’État ne s’est pas encore impliqué, Besnard Félix, quant à lui, encourage les enseignants et les directeurs d’école à agir. Responsable des programmes d’intervention et de réinsertion sociale des enfants au sein de la fondation Zanmi Timoun (Amis des enfants, en français), il prône des séances de sensibilisation dans les écoles en rappelant que le phénomène existe dans tous les établissements et que ne rien faire constitue à le rendre acceptable. Les enseignant.es doivent être formés à la détection des premiers signes du harcèlement et agir rapidement à travers des séances de sensibilisation. 


C’est également l’avis de Jenny-Flore Charles, éducatrice et spécialiste en développement professionnel pour les directeurs leaders d’écoles à Anseye Pou Ayiti (Enseigner pour Haïti), une ONG spécialisée dans l’éducation en Haïti. Elle pense que la présence récurrente du harcèlement scolaire met en évidence la nécessité de réformer certains points du système éducatif haïtien. Elle prône la création d’une structure de prévention et de prise en charge pour les élèves victimes de harcèlement. "Cette structure conseillerait les directeurs d’école pour apprendre à gérer le problème ". 


Pour sa part, Maccénat André affirme que l’établissement de règles de savoir-vivre dans les salles de classe joue un rôle crucial dans cette lutte. « Et l’une des règles stipule que chacun.e peut prendre la parole sans risquer d’être moqué.e même s’il/elle dit n’importe quoi. Il faut trouver des formules pour faire passer le message aux élèves qu’ici tout le monde est dans un processus d’apprentissage et que tout le monde a le droit de commettre des erreurs ». Il soutient que, sur le long terme, cela contribuera à inculquer aux enfants l’idée que tous les individus possèdent les mêmes droits dans l’espace où ils évoluent.


Pour l’heure, Gabriel continue d’être la cible de plusieurs élèves. Son seul soutien reste sa mère, qui ne cesse de lui remonter le moral. « Je lui dis tous les jours : ne t’occupe pas d’eux. Accepte-toi comme tu es. Tu es parfait mon fils. Tu es quelqu’un de gentil et tu es intelligent ».


Cette enquête est produite dans le cadre du projet ‘’Journalisme : Enquêtes, Reportages et Grands Reportages sur l’éducation en Haïti ’’ financé par la Fondation Connaissance et Liberté (FOKAL) pour le compte du programme Lekòl Nou.




Comments

Rated 0 out of 5 stars.
No ratings yet

Add a rating

À la une

bottom of page