Le climat sécuritaire continue de se dégrader en Haïti. L'insécurité a atteint son paroxysme. Les cas d’assassinats se comptent par centaines, les bandes armées contrôlent de plus en plus de territoires. Les autorités se montrent impuissantes face à ce climat de tension qui sème le deuil dans les familles haïtiennes dont plusieurs centaines sont en perpétuel déplacement. Ce phénomène qui crée une psychose chez les parents, les écoliers.ères, les personnels de l’éducation - pourrait avoir de grand impact sur le secteur. Le journal d’information et d’investigation en ligne Enquet’Action est allé à la rencontre des concernés.es.
Guyvlaure Alexis, 27 ans, habite dans la commune de Tabarre au nord de la capitale. Cette mère d’un petit garçon de neuf ans est toujours dans l’inquiétude pour l’année académique lancée le 11 septembre dernier. Selon elle, les conditions ne sont pas réunies. « Mentalement, je ne suis pas prête pour envoyer mon enfant à l’école cette année. Il y a des turbulences très souvent à travers les rues. Nous vivons avec un stress permanent. J’ai peur que quelque chose de mal arrive à mon seul et unique enfant », déclare-t-elle.
Dans le quartier de la jeune maman, le chef gang de Vitelhomme fait la loi. Elle se souvient encore des moments difficiles causés par ce dernier qui dirige la bande armée « Kraze baryè » au cours de l’année académique écoulée. « J’étais toujours sous pression. Vu ma proximité avec les affrontements, j’étais en perpétuelle attente de calme apparent pour aller chercher mon fils à l’école », raconte Mme Alexis, soulignant que cette situation hante son fils. Ce qui, de son avis, est à la base de la baisse de son rendement scolaire.
Le climat sécuritaire qui sévit dans le pays depuis au moins cinq ans plonge une grande partie de la capitale dans une situation de désarroi. Fréquenter les territoires perdus ou les zones avoisinantes : l’un des plus gros défis du moment. Dieunithe Onezaire, jeune enseignante de Littérature et de Français, se demande si elle va pouvoir continuer à dispenser ses cours. « Je suis complètement dévastée. J’ai perdu toute motivation. Je ne sais pas comment je vais pouvoir me mettre debout dans une salle de classe pour enseigner », fait savoir la mémorante en Lettres modernes qui enseigne depuis tantôt quatre ans.
David Saint-Vil, professeur de mathématiques, de physique et d’économie, au niveau secondaire, vit le même cauchemar. « Avec ce que je vis, je dois réfléchir beaucoup avant d’aller dans une salle de classe à Port-au-Prince. La morale n’est pas au rendez-vous », martèle le rescapé des affrontements des bandes armées de Carrefour-Feuilles sur un ton de désespoir. C’est aussi difficile pour David dans la poursuite de ses études en sciences juridiques à la Faculté de Droit et des Sciences économiques (FDSE).
Une année antécédente perturbée
Au cours de la dernière année académique, des milliers de personnes de différentes localités du département de l’Ouest et de l’Artibonite ont dû fuir leurs domiciles à cause des gangs. Ce qui a provoqué la fermeture prématurée de nombreux établissements scolaires. D’autres n’ont sauvé l’année scolaire, mais pas sans difficultés ni incidents. « La dernière année académique était une année extrêmement difficile. Je travaille dans des zones à risque comme l’avenue Poupelard et Delmas 24. Certaines fois, je n’ai pas pu arriver en salle de classe à cause des affrontements ou des barricades érigées sur la route », se souvient Dieunithe Onezaire, enseignante.
Si elle finit par être présente, sa voix est couverte par les fortes détonations qui retentissent dans l’environnement de l’école. Un jour, un projectile à même frôlé la tête de l’un de ses élèves. Ce qui a provoqué un vent de panique dans la salle.
Rien n’indique que cette année sera meilleure que la dernière. Le déplacement forcé des membres de la population ou encore l’existence des camps de fortune dans les locaux de plusieurs établissements risque de compliquer davantage la tâche. Selon le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP), plus d’une centaine d’écoles publiques et privées sont dans de grandes difficultés pour reprendre leurs activités pour cette nouvelle année académique. Plusieurs ont été pillées et/ou incendiées, 25 sont utilisées comme site d’hébergement, dont 68 % des écoles publiques occupées par les déplacés de Carrefour-Feuilles, quartier de Port-au-Prince. 3 mille 889 élèves et 294 enseignants sont enregistrés parmi les déplacés.
Par rapport à cette situation, Josué Mérilien, coordonnateur de l’Union Nationale des Normaliens haïtiens (UNNOH), se montre pessimiste. « Les conditions minimales pour apprendre et pour enseigner ne sont pas réunies actuellement dans le pays quand des professeurs, des élèves et des parents fuient la terreur des gangs. Sans oublier que des parents ont été touchés par balles en emmenant leur enfant à l’école. Il y a des élèves qui ont été atteints de projectile en pleine salle de classe l’année dernière », soutient le professeur Mérilien arguant que le gouvernement n’a aucune volonté pour combattre le phénomène de banditisme qui gangrène le pays.
Nécessité de l’accompagnement psychologique
Baisse de rendement scolaire, changement de comportement sont, entre autres, des symptômes qui se manifestent chez les écoliers, à en croire le témoignage des enseignants et des parents interviewés. « La plupart de mes élèves habitent à Solino, à l’avenue Pouplard ou au bas de Delmas… Beaucoup d’entre eux ont l’habitude de venir à l’école avec la tristesse sur leur visage et parfois avec des larmes aux yeux. Il y en a qui veulent adopter les comportements des bandits », révèle la professeure Dieunithe Onezaire.
De l’avis du psychologue en éducation, Pascal Nery Jean-Charles, les élèves ne sont pas psychologiquement aptes à apprendre pour le moment. « Les établissements scolaires doivent avoir des accompagnements psychosociaux pour aider les concernés.es à exprimer leurs émotions et à travailler les vécus traumatisants », suggère le président de l’Association haïtienne de psychologie (AHPSY). Selon M. Jean Charles, les conditions de vie et celles de l’environnement où se trouvent les établissements peuvent impacter le processus d’apprentissage de l’élève. « Les enfants qui sont témoins à répétition d’actes de violence peuvent développer des difficultés au niveau de l’apprentissage. Ça pourrait être des problèmes de mémorisation, de concentration, de raisonnement », précise le professionnel en santé mentale.
Il signale que cette situation que connaît le pays n’est pas sans conséquences sur les enseignants.es, autre acteur important du système scolaire. « C’est un facteur de stress pour les professeurs.es puisqu’ils.elles ne peuvent pas dispenser les cours comme ils devraient. Ils ont peur pour leurs vies. Leur environnement est stressant. Il faut tenir compte des vécus de l’année écoulée pour qu’on puisse détecter ceux et celles qui ont été les plus affectés afin de leur offrir un accompagnement personnalisé », souligne Pascal Nery Jean-Charles.
Le psychologue plaide pour un accompagnement psychologique ciblé pour les parents, les élèves, les enseignants ainsi que le personnel administratif des établissements scolaires. Selon lui, une évaluation des risques des écoles par rapport à leur environnement, pouvant devenir anxiogène pour ceux qui les fréquentent, est aussi de mise. « J’invite les écoles à faire de la santé mentale leur priorité. Il est aussi important d’inviter des professionnels en santé mentale pour sensibiliser les parents », fait-il savoir tout en encourageant le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle à élargir le partenariat avec l’Association haïtienne de Psychologie (AHPSY) qu’il préside.
Il dit souhaiter que beaucoup plus d’institutions scolaires, notamment celles qui ne relèvent pas de l’État, saisissent l’importance de la santé mentale en milieu scolaire. « La Cellule d’Intervention psychothérapeutique d’Urgence d’Haïti (CIPUH), une structure de l’AHPSY, est là pour assister la population en lui fournissant des soins psychothérapeutiques. Les parents ainsi que les autres acteurs de l’éducation peuvent contacter la structure pour une prise en charge s’ils se sentent dépassés par les évènements », informe Pascal Nery Jean-Charles, psychologue de profession.
Fabiola Fanfan
Ce projet de contenus est réalisé avec le soutien de l’IFDD/OIF
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