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Les élèves haïtiens toujours à l’épreuve du châtiment corporel

Vingt-trois ans après l’adoption d’une loi interdisant les châtiments corporels, la situation reste préoccupante dans de nombreuses écoles haïtiennes. Certaines matières y sont toujours enseignées à coups de bâton, laissant chez certains élèves des cicatrices émotionnelles irréparables. Pour mettre fin à cette pratique, l’État haïtien a adopté une loi en 2001 les interdisant. Vingt-trois ans après, la situation n’a pas évolué et l’enseignement est davantage synonyme de coups de bâton et de traitements inhumains.



Texte : Jeff Mackenley GARCON, Emanika Jhovanie Georges et Milo Milfort

Caméra et montage: Djimwood Laporte

Photos : Georges-Harry Rouzier 



Enquête 


Farlène Thélisdort, la quarantaine, voulait être infirmière. Mais sa phobie des mathématiques, conséquence des coups qu’elle a reçus à l’école, l’a privé de ce rêve. « Je devais avoir des prérequis dans certaines matières pour entamer la formation. J’étais traumatisée quand j’ai réalisé que les mathématiques en faisaient partie. Je n’ai pas pu passer le test », nous raconte-t-elle. 


À  l’école primaire, Farlène a été victime de plusieurs épisodes de châtiments corporels. Le premier a eu lieu en troisième année fondamentale, avec une professeure remplaçante. Tous les élèves de la classe devaient résoudre un exercice de mathématiques, explique-t-elle et, comme elle n’y arrivait pas, l’enseignante a pris une énorme règle en bois et l’a battue avec une certaine rage.


Cet événement a laissé Farlène avec des contusions osseuses un peu partout et une haine pour les chiffres. Elle ne pouvait rien dire à sa mère par peur d’être punie à la maison. Ainsi, les coups étaient devenus une habitude pour elle à l’école. « J’inventais des maladies pour éviter d’y aller les jours où les mathématiques étaient au programme. Je savais tout bonnement que je n’allais rien comprendre et qu’on allait me battre », nous fait-elle savoir. 


Trente ans plus tard, la victime dit être toujours traumatisée, même face à une simple addition. « Lorsqu’il s’agit de mathématiques, je perds toute capacité et toute confiance en moi. »



Des traitements tous plus terribles les uns que les autres


Les raisons pour battre un élève sont diverses, par exemple ne pas porter l’uniforme recommandé par l’école, ou refuser de garder le silence ou  encore ne pas avoir fait ses devoirs.  C’était l’unique façon de gérer les problèmes avec les élèves à l’école que fréquentait Melchisédech, un homme de trente ans que nous avons rencontré. « Nous étions régulièrement et ouvertement fouetté.es. Professeur.es et membres de l’administration y prenaient part », nous fait-il savoir. Une situation qui, selon lui, l’a rempli de honte et de colère. « J’étais devenu agressif ».


Si Melchisédech garde des marques émotionnelles de la maltraitance scolaire, d’autres, comme Emanson en gardent des séquelles physiques. Son professeur de pièces classiques l’avait frappé dans le dos parce qu’il n’avait pas rendu son devoir. Emanson avait 11 ans à l’époque et fréquentait une école publique à Port-au-Prince. « Il a pris sa ceinture et m’a frappé très fort. Après avoir reçu ce coup, la douleur était si intense que je ne pouvais plus bouger. Je pensais que j’étais paralysé. J’ai failli m’uriner dessus ».


Celui qui est aujourd’hui interprète, porte encore aujourd’hui une large cicatrice sur la peau. Son expérience  était si traumatisante qu’elle l’a hanté jusqu’à la fin de sa scolarité. « À  chaque fois qu’on donnait des devoirs à faire, je me voyais encore recevoir ce coup dans le dos. Alors, pour ne plus en être victime, j’ai décidé de sécher les cours où il était question de remettre des devoirs », nous révèle Emanson. 


Outre les devoirs non faits, la récitation est l’autre grande occasion de punir les élèves. Youselène en a fait les frais lorsqu’elle était en quatrième année fondamentale. Elle avait reçu un coup de « rigwaz » sur la poitrine de la part de son professeur. Après quoi, un de ses seins a commencé à gonfler. Elle a dû se faire soigner à l’hôpital et a ensuite souffert de sérieux problèmes de sommeil. Elle était effrayée à chaque fois qu’elle se rendait à l’école et encore plus en présence de ce professeur.


Les professeurs réputés pour l’usage du « rigwaz » ou encore du bâton tétanisent les élèves. Par contre ils sont admirés par des parents qui y voient une occasion pour leurs enfants d'apprendre mieux, tout en ignorant les conséquences que les châtiments corporels peuvent avoir sur eux. Farlène, une femme que nous avons rencontrée, nous a confié qu’une élève en classe de sixième année fondamentale dans une école où elle avait étudié avait été  battue par son professeur, ce qui avait provoqué une crise d’asthme. Au lieu de la soigner, il l’a mise à genoux pendant des heures.


Suite d’une éducation familiale à la baguette


En plus des professeurs bourreaux, les élèves doivent faire face à un membre de l’administration scolaire chargée de les punir. On les appelle préfets de discipline ou censeurs. Ils détiennent une pleine autorité sur les élèves et peuvent être sollicités à tout moment. Ils sont munis de ceintures, de « rigwaz », de « matinèt » ou de bâtons qu’ils brandissent dès que l’occasion se présente. 


Dans certaines écoles, ils ont tout pouvoir pour exercer leur autorité. Bousculades, piétinements, coups et blessures, violences verbales… tout leur est permis. Ce sont eux qui décident des sanctions à infliger à leurs victimes. En plus des coups, ils peuvent décider de les mettre à genoux pendant des heures dans les salles de classe ou sur la cour de l’école, en plein soleil. 


Besnard Felix, psychologue de formation, nous reçoit dans son bureau à la Fondation Zanmi Timoun (Amis des Enfants). Dans cette structure qui promeut et défend les droits des enfants en Haïti, il est responsable des programmes d’intervention et de réinsertion sociale. Son travail l’amène souvent dans des salles de classe pour y mener des séances de sensibilisation sur les droits des enfants. Il a été très surpris de tomber sur un bâton muni de l’inscription « pa touche » (ne pas toucher, en français) dans une école de la capitale.


« Je l’ai vu sur le bureau d’un professeur qui m’a dit que c’était pour les enfants qui n’étaient pas sages ou qui n’avaient pas révisé leurs leçons. Pour lui, c’était la seule solution possible pour résoudre les problèmes qu’il pouvait rencontrer avec ses élèves », précise M. Félix. Selon lui, cette façon d’aborder les problèmes avec les élèves n’est pas anodine. Il y voit un problème culturel : beaucoup pensent que bien élever un enfant signifie obligatoirement le fouetter sous peine de voir ce dernier devenir un délinquant. 


Paul Ridley, professeur d’école, abonde dans le même sens. Il nous a dit être très inquiet des propos tenus par les parents de certains de ses élèves. « J' ai entendu dire qu’un enfant avait d’abord besoin de nourriture, puis de coups. Ils donnent carte blanche aux professeurs pour battre leurs enfants. Ils pensent que les enfants sont des petits animaux. Vous et moi savons comment on traite les animaux en Haïti », fait remarquer le normalien supérieur.


Une façon de faire qui, selon Miguel Fleurijean, psychopédagogue et directeur de l’enseignement fondamental au niveau du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP), remonterait à la période coloniale. Selon lui, elle trouve son origine dans le patriarcat, avec le père comme chef de famille, et qu’il s’agit malheureusement d’un reliquat de l’esclavage bien ancré dans la culture.


Ainsi, au nom de la culture, après avoir été fouettées ou maltraitées en salles de classe par des professeurs ou des membres de l’administration de l’école, des victimes rentrent chez elles sans avoir la possibilité d’en parler avec leurs parents qui, au mieux, peuvent se montrer indifférents et au pire les châtier à leur tour. Parmi les huit (8) victimes que nous avons interrogées, trois (3) nous ont affirmé que leurs parents n’avaient aucun problème avec le fait que leurs professeurs les battent, malgré les blessures et cicatrices laissées par les coups. Les cinq (5) autres ont préféré ne rien dire à la maison pour ne pas aggraver leur cas. 


Parfois, les élèves doivent composer avec ce paradoxe : d’un côté, une école qui interdit les châtiments corporels. D’un autre côté, ils sont confrontés à des pratiques de ce type chez eux, de la part de leurs parents notamment. Une situation qui, selon Maccenat André, travailleur social en milieu scolaire et directeur d’école, n’est pas sans conséquences sur la vie scolaire des personnes concernées. « Dans ce cas, les parents vous demanderont de battre leur enfant tout comme ils le font à la maison alors que ce type de comportement est interdit dans votre établissement », explique-t-il.


Il réfute toutefois l’argument culturel. Dire que des actes de violence sont culturels, argumente-t-il, revient à dire que les rapports de l’État haïtien avec ses citoyens et les autres acteurs de la société, des rapports basés sur la violence, sont également culturels. « Exercer la violence sur des gens ne peut pas être culturel. »  


En dépit de la loi de 2001…


Il faut rappeler qu’en octobre 2001, le gouvernement  haïtien a adopté une loi interdisant les châtiments corporels à l’encontre des enfants sur l’ensemble du territoire national. Le texte proscrit tout acte susceptible de provoquer un choc corporel ou émotionnel chez un enfant. Il prévoit le renvoi des fautifs et, selon la gravité de l’affaire, la fermeture de l’établissement. 


L’article 14 du texte précise que « toute personne, directeur, professeur ou employé d’un établissement scolaire, d’un organisme ou d’une maison d’enfants, reconnue coupable d’avoir participé ou assisté à une sanction susceptible de mettre en danger la sécurité d’un enfant, sera révoquée et poursuivie conformément aux prescrits du Code pénal ». 


Mais 23 ans après l’adoption et la publication de cette loi, les châtiments corporels sont toujours pratiqués dans les écoles. En avril de cette année, un événement a toutefois commencé à attirer l’attention des médias sur le sujet, à l’École nationale Béthel Béthesda, dans le département du nord-est du pays. Une vidéo circulant en ligne montrait le directeur de l’établissement, maltraiter physiquement une élève qu’il accusait d’être possédée par un esprit. Le responsable a vu son permis d’enseigner et de diriger suspendu par le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP). 


Un mois plus tard, une autre vidéo montrant une élève bousculée en classe par un membre de l’administration de l’Institution Georges Sylvain à Saint-Marc, département de l’Artibonite, a également circulé sur les réseaux sociaux. Les permis de diriger du directeur administratif, et de deux responsables de l’établissement ont été suspendus à la suite de l’incident. 


Selon Miguel Fleurijean, directeur de l’enseignement fondamental au ministère de l’Éducation nationale, le MENFP met du temps à réagir, car il n’est pas toujours mis au courant des faits. « Au niveau central, nous intervenons une fois que nous avons connaissance des faits. Ce qui signifie que nous ne sommes pas les premiers à être informés de ce qui se passe dans les écoles. C’est aux inspecteurs de zones, aux inspecteurs de district et aux directeurs d’écoles de nous tenir informés », fait-il savoir. 


Le grand pari d’apprendre dans un environnement stressant 


Le calvaire des élèves perdure alors que les châtiments corporels continuent d’être pratiqués, Paul Ridley, professeur, côtoie plusieurs victimes. « L’une d’entre elles a reçu une ceinture dans l’œil. Cet élève a encore du mal à s’en remettre. Je ne parle même pas de ceux et celles qui sont psychologiquement atteints ». Les châtiments corporels ont des conséquences sur le mental de beaucoup de victimes qui voient leurs performances scolaires en prendre un coup. Pour Besnard Félix, il est impossible pour un.e élève d’apprendre correctement lorsque son professeur se transforme en père fouettard. 


« L’élève est privé de confiance en soi lorsqu’il.elle est confronté.e à un enseignant.e. brutal.e. Au lieu de se focaliser sur de bonnes notes, il.elle va se focaliser sur les châtiments corporels dont il.elle va être victime. Il.elle va oublier tout ce qu’il.elle a appris à la simple vue de son professeur », explique le psychologue de formation.

Les relations entre élèves et professeurs deviennent alors tendues. Selon le psychopédagogue Miguel Fleurijean, cela est dû à une mauvaise compréhension de la part des professeur.es. « Une tension s’installe dès que le personnel enseignant n’arrive pas à comprendre que les élèves diffèrent en matière de rythme et de personnalité », explique-t-il.


Selon lui, l’école doit être en mesure d’impliquer les élèves qui ne sont pas au même niveau que les autres. Le rôle de l’école est d’apporter son aide à ceux qui en ont besoin.

Toutefois, pour beaucoup d’écoles encore, les châtiments corporels restent le seul moyen de remédier aux difficultés des élèves. Pour Miguel Fleurijean, non seulement les élèves ne se mettent pas à niveau, mais, pire, beaucoup décrochent et finissent par abandonner leurs études.  Farlène Thélisdort y a pensé après avoir été victime à plusieurs reprises de châtiments corporels de la part d’un de ses professeurs. « Si je n’avais pas eu des parents qui m’encourageaient à rester, j’aurais abandonné. J’ai été tellement battue à l’école que je la considérais comme un endroit à éviter », nous a-t-elle confié.


Les écoles qui pratiquent les châtiments corporels se transforment ainsi en enfer pour les élèves qui les subissent. Pour Maccenat André, on rentre ici dans un cercle vicieux :   toute personne ayant été victime de violence aura tendance à répercuter cette violence sur un autre. Je dis souvent aux gens que s’ils frappent leurs enfants, c’est parce qu’ils ont été frappés eux-mêmes lorsqu’ils étaient enfants », argumente-t-il. 

Selon ses observations, un.e élève battu.e aura tendance à gifler son camarade de classe pour régler un problème. Un cycle qui va se poursuivre si la victime devient à son tour un.e professeur.e.  


Vers l’adoption de méthodes alternatives


Jenny-Flore Charles est éducatrice et spécialiste du développement professionnel pour des directeurs au sein de l'organisation Anseye Pou Ayiti (Enseigner pour Haïti). Cette ONG locale, spécialisée dans l’éducation, collabore avec plus d’une centaine d’écoles dans les départements de l’Artibonite et du Centre qui souhaitent offrir aux élèves un environnement scolaire propice à de bonnes conditions d'apprentissage. Anseye Pou Ayiti fait partie des structures plaidant pour une école haïtienne sans châtiments corporels. Selon Jenny Flore Charles, cette méthode perpétue un cycle d’agression et de peur qui peut empêcher les enfants de s’épanouir. 


Pour atteindre son but, Anseye Pou Ayiti (APA) préconise la discipline positive. Cette méthode, élaborée par Jane Nelsen et Lynn Lott, permet, selon l’éducatrice, d’élever un enfant de manière responsable et autonome tout en respectant sa dignité.

En gros, APA conserve l’esprit de punition en cas d’infraction aux règles établies entre les enfants et les parents ou les professeurs, mais exclut toute forme de violences physiques. « Si les règles établies mentionnent un temps de loisir précis et que l’élève ne respecte pas sa part du marché, tu peux lui dire que son temps de jeu sera réduit le lendemain », explique Mme Charles.  


De son côté, Besnard Félix fait un pas de plus en suggérant de tenir aux élèves un  langage sécurisant privé de toute menace, en mettant davantage l’accent sur la récompense. « Au lieu de dire à l’enfant “Voilà ce qui va t’arriver de mal si tu ne fais pas telle ou telle chose ”, dis-lui de préférence que, si tu le fais, tu seras récompensé », explique le psychologue de la Fondation Zanmi Timoun. 


Selon lui, cette méthode ne fera que rendre justice à ceux et celles qui font leurs devoirs et révisent leurs cours, mais elle stimulera aussi les autres. « Dans notre pays, nous avons pour habitude de fouetter l’élève qui a eu 4 sur 10. Mais, qu’est-ce qu’on donne à celui ou celle qui a eu 10 sur 10 ? Rien, vous ne l’encouragez pas », s’indigne-t-il. 


Pour changer la donne


Pour Maccenat André il faut miser sur un personnel enseignant qualifié. Dans le processus de recrutement, les écoles ne doivent pas uniquement se focaliser  sur la capacité des professeur.es à bien préparer les cours. Il faut analyser leur CV pour voir s’ils.elles sont également formé.es en psychologie du développement, en développement psychosocial de la personne et en sociologie de la famille. 


Le travailleur social et directeur d’école plaide également en faveur d’une formation continue des professeur.es. Une formation qui pourrait les aider à vulgariser les lois et les conventions sur la protection de l’enfance dont l’État haïtien est signataire. « Si vous faites une enquête, vous verrez que la majorité des professeur.es qui enseignent dans les milieux défavorisés ignorent l’existence des directives y relatives aux droits de l’enfant. D’où la nécessité d’une formation continue », souligne-t-il. 


Il faut également tenir compte des conditions de travail des professeur.es pour lutter efficacement contre les châtiments corporels. C’est l’avis de Miguel Fleurijean, psychopédagogue, qui pointe du doigt les classes surpeuplées. « Maintenir l’ordre dans une salle de 120 ou de 130 élèves est loin d’être facile. Dans ce cas, on ne peut pas exiger beaucoup des professeur.es qui auront tendance à user de la violence  même pour obtenir un peu de silence. Ce qui serait différent s’il n’y avait que 20 ou 30 élèves dans les salles de classe », argumente-t-il. 


Finalement, pour atteindre le niveau requis par l’école, il faut non seulement une meilleure formation des enseignants, mais aussi un accompagnement soutenu des élèves en difficulté. C’est la conclusion de Besnard Felix qui voit dans cette approche globale le meilleur moyen pour les enfants d’atteindre le niveau requis par l’école. Il ne faut pas hésiter à payer les professeurs pour qu’ils effectuent des heures supplémentaires avec les élèves en dessous du niveau. 


Cette enquête est produite dans le cadre du projet ‘’Journalisme : Enquêtes, Reportages et Grands Reportages sur l’éducation en Haïti ’’ financé par la Fondation Connaissance et Liberté (FOKAL) pour le compte du programme Lekòl Nou.


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