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Piégées par la violence : la dure réalité des écoles haïtiennes

Les établissements scolaires figurent parmi les principales victimes de la violence des gangs armés en Haïti. Pour preuve, près de mille écoles ont été contraintes de fermer leurs portes, selon des chiffres officiels. Plusieurs professeurs ont dû quitter le pays tandis que d’autres font partie des personnes déplacées qui résident dans des écoles transformées en camps de fortune. Alors qu’elles essaient de survivre à la violence externe qui les affecte grandement, les écoles haïtiennes doivent aussi faire face à une violence interne grandissante où personnel administratif, professeurs et élèves peuvent tout aussi bien jouer le rôle de bourreau ou de victime.

 

Texte : Jeff Mackenley GARCON, Emanika Jhovanie Georges et Milo Milfort

Caméra et montage : Djimwood Laporte

Photos : Georges-Harry Rouzier



 

Enquête


À Canapé Vert, un quartier de Port-au-Prince, l’École Nationale République des États-Unis fonctionne encore. C’est l’un des rares établissements scolaires publics de la capitale haïtienne dont les locaux ne se soient pas encore transformés en abris provisoires pour les personnes déplacées fuyant la violence des gangs armés qui terrorisent les populations civiles. Nous y avons rencontré Rose Thérèse Magalie Georges, la directrice de l’institution.


Les bavardages et les rires au milieu de jeux improvisés indiquent la présence des élèves, qui ont répondu à l’appel dans les salles de classe. Il est toutefois difficile de dire la même chose des enseignant•es. Une situation aux conséquences désastreuses pour le système éducatif haïtien, selon Mme Georges. « Les professeurs partent. Ils.elles sont fatigué.es de la situation du pays, qui fait face à une crise qui s’est aggravée depuis 2018. Ils.elles sont les premier.ères candidat.es à la migration. La rentrée scolaire 2024-2025 s’est faite avec un net recul du nombre de professeur.es, alors que notre système éducatif en a besoin d’au moins 50 mille. »


Le départ des professeur.es haïtien.nes s’inscrit dans une crise mondiale. Rose Thérèse Magalie Georges dit l’avoir compris lors de sa participation au 10ᵉ Congrès mondial de l’Internationale de l’éducation, qui s’est tenu en Argentine l’année dernière. « La migration vide les pays pauvres de leurs enseignant•es. Et une fois qu’ils.elles ont quitté le pays, ils.elles ne continuent pas dans l’enseignement. »


Pour l’instant, aucune donnée ne fait état du nombre total d’enseignant.es ayant quitté le pays ces dernières années. Cependant, selon Miguel Fleurijean, directeur de l’enseignement secondaire du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP), au moins 200 professeur•es ont abandonné les écoles publiques du département de l’Ouest. « Le pire, c’est qu’ils.elles n’ont pas été remplacé.es. Ce nombre ne concerne que les 48 lycées du département. Cela veut dire que chaque lycée a perdu au moins quatre professeurs. Je parle de professeur.es évoluant dans le public et qui sont nommé.es. Ceux et celles qui ne sont pas nommé.es sont nettement plus nombreux.ses dans le système », précise-t-il.


Ces chiffres n’incluent pas les abandons dans les écoles nationales ni dans les écoles privées, où aucune donnée n’est pour l’instant disponible. Miguel Fleurijean nous informe qu’un travail d’enquête du ministère de l’Éducation nationale est en cours afin de permettre d’avoir une idée plus générale de l’impact de l’insécurité sur le système éducatif haïtien.


De moins en moins d’écoles


À ce jour, les départements de l’Ouest et de l’Artibonite restent les régions les plus touchées par la violence des gangs armés en Haïti. Les établissements scolaires qui s’y trouvent sont parmi les plus touchés. Selon un rapport de Cluster Éducation, présidé par l’Office National de Partenariat en Éducation (ONAPÉ), 919 écoles étaient fermées dans l’Ouest et dans l’Artibonite jusqu’au 30 juin 2024. Parmi elles, 515 ont été complètement fermées et 234 ont été pillées, incendiées et/ou détruites. 59 écoles sont devenues des cachettes, voire des bases pour les groupes armés. Le rapport précise que ces fermetures, qui représentent environ 4,9 % de l’ensemble des structures éducatives du pays, affectent près de 156 000 élèves.


Selon le document, les fermetures d’établissements sont principalement relevées dans les districts scolaires de Liancourt et de l’Estère pour le département de l’Artibonite. Dans l’Ouest, ce sont les districts de Carrefour, de Delmas et de Tabarre qui sont concernés. Dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, une quarantaine d’écoles publiques sont utilisées comme abris provisoires par les personnes fuyant la violence des gangs. Cette situation a conduit à une relocalisation des établissements. Selon le rapport, 225 structures éducatives du département de l’Ouest ont été relocalisées vers des zones plus sécurisées. 


Les fermetures d’écoles démontrent que l’éducation est fortement mise à mal en Haïti. C’est en tout cas l’avis de Geetanjali Narayan, représentante de l’Unicef dans le pays. Lors d’un point de presse sur la situation tenu à Genève le 3 mars dernier, elle a affirmé que l’éducation n’a jamais été aussi menacée en Haïti. « Les attaques incessantes contre l’éducation s’accélèrent, laissant des centaines de milliers d’enfants sans lieu d’apprentissage. En seulement un mois, en janvier de cette année, les groupes armés ont détruit 47 écoles dans la capitale haïtienne », a-t-elle déclaré.


Selon Mme Narayan, les élèves paient le prix de la fermeture forcée des écoles. Ainsi, certains, privés d’établissements scolaires, sont enrôlés par les gangs. L’Unicef estime qu’un enfant sur sept est désormais déscolarisé en Haïti, pays dans lequel « un enfant déscolarisé est un enfant en danger ». L’année dernière, le recrutement d’enfants par les groupes armés a augmenté de 70 %. « Actuellement, jusqu’à la moitié des membres des groupes armés sont des enfants. Certains n’ont que huit ans », a informé la représentante de l’Unicef dans le pays.

 

Quand l’insécurité s’invite dans les écoles


Dans les quartiers en proie aux violences des gangs armés, se rendre à l’école devient un exercice de plus en plus risqué. Dans les établissements ou sur les routes qui y conduisent, le danger est partout. Professeur.es et élèves peuvent être blessé.es ou même tué.es par balles. Parfois, il s’agit de balles perdues. Le dernier cas en date remonte au 11 février dernier, lorsqu’un élève de l’institution Saint-Louis-de-Gonzague, à Delmas, a été blessé par balle au sein même de l’établissement.


Face à cette réalité ponctuée de violences à laquelle les élèves sont exposés, la directrice Rose Thérèse Magalie Georges se montre inquiète. « La crise s’est intensifiée depuis 2018. Et le plus grave impact qu’elle a sur les écoles, c’est que la violence qui y est attachée est devenue quelque chose de normal dans notre quotidien. » Et à cette « normalité », les élèves prennent part, eux aussi. « C’est comme si la violence était devenue la mode. Dans cette sorte de jungle où nous nous trouvons, les élèves adoptent un comportement violent dans les salles de classe. Un comportement qui n’a jamais été vu auparavant », poursuit-elle.


Selon Mme Georges, cette violence se manifeste dans les disputes. Une simple moquerie, une plaisanterie suffit amplement pour faire dégénérer la situation. Les bagarres deviennent de plus en plus violentes et peuvent parfois se régler à coups de couteau.


Gihane Dejoie Mathurin, psychologue spécialisée en éducation, abonde dans ce sens. Selon elle, les enfants fonctionnent comme des éponges, absorbant les comportements de leur environnement. « Prenons l’exemple d’un enfant dont les parents ont pour habitude d’écouter des nouvelles peu réjouissantes à la radio, comme telle chose [de mal] est arrivée à telle personne dans les rues. L’enfant ne fera qu’absorber cette information, qui deviendra banale et courante pour lui. Ce qui fera partie intégrante de sa routine quotidienne », explique la psychologue.


Au lieu d’être un espace sécuritaire, l’école haïtienne se transforme de plus en plus en un lieu où la violence est endémique. Le psychopédagogue Miguel Fleurijean parle même de drame national. « Nous ne prêtons pas attention à ce problème alors que nous avons affaire à des individus désespérés par rapport à la situation du pays. Quand on se trouve dans une telle situation, cela peut mener à des actes de violence extrême », affirme-t-il. Viennent s’ajouter d’autres facteurs qui incitent à la violence, comme la surabondance d’élèves dans les salles de classe, la chaleur et l’hypoglycémie de nombreux élèves qui ne mangent plus à leur faim. « Réunis, ces trois facteurs représentent des armes de destruction massive redoutables », explique le psychopédagogue. 


L’école en vient à enseigner elle-même la violence aux enfants. C’est du moins l’avis de Louis-Pierre Janvier, coordonnateur de la Commission d’adaptation scolaire et d’appui social (CASAS), une structure du ministère de l’Éducation nationale chargée de l’inclusion scolaire. « À l’école, les problèmes sont réglés par la violence, comme miroir de ce qui se passe actuellement dans notre pays, puisque c’est ainsi que sont résolus tous les problèmes. Les élèves en font usage également », explique M. Janvier.

 

Une facture très salée


Selon les spécialistes que nous avons contactés, cette violence multiforme coûte déjà très cher à l’éducation en Haïti. Et le métier d’enseignant n’est pas en reste. Un véritable coup dur pour l’apprentissage des enfants, selon l’éducatrice Jenny-Flore Charles.


« À force de ne pas pouvoir trouver d’autres professeur.es compétent.es pour remplacer ceux et celles qui sont parti.es, les responsables d’écoles finissent par choisir n’importe qui. Il suffit qu’il. elle soit disponible pour pouvoir combler le vide laissé par leurs précédent.es. Pour résultat nous aurons des élèves incapables de répondre aux exigences des classes supérieures », analyse la spécialiste en développement professionnel pour les directeurs d’écoles à Anseye Pou Ayiti (Enseigner pour Haïti, en français), une ONG qui vise à combattre les inégalités sociales dans l’éducation haïtienne tout en promouvant la cohésion entre les communautés et les écoles. 


À cette hémorragie de professeurs, il faut ajouter la diminution du nombre de jours d’école depuis quelques années suite à la détérioration de la situation sécuritaire du pays. « Le nombre d’heures passées en classe n’est pas suffisant. C’est un grand recul que nous faisons par rapport à d’autres pays où des enfants passent des journées entières à l’école », fait savoir pour sa part Rose Thérèse Magalie Georges, enseignante de carrière.


Quand des élèves profitent d’un calme apparent pour se rendre à l’école, ce n’est pas sans malaise et angoisse : tirs sporadiques, rumeurs d’éventuelles attaques de gangs, peur de recevoir une balle perdue, etc. Ces peurs s’ajoutent à celles d’être battu.e pour n’avoir pas fait ses devoirs ou pour n’avoir pas révisé, etc. Souvent, tous les ingrédients sont réunis pour transformer une simple journée d’école en cauchemar.


Pour Maccénat André, travailleur social en milieu scolaire, il est impossible pour un enfant d’apprendre dans de telles conditions. « L’apprentissage et l’enseignement sont des activités qui doivent se dérouler dans un climat favorable, un environnement où l’élève sent que ses besoins sont pris en compte dans tous les aspects de sa vie. Si l’élève est confronté à une situation de violence, il.elle aura peur. Et cette peur va l’empêcher d’apprendre », explique-t-il.


La psychologie à la rescousse ?


« Depuis que le pays est en crise, aucun soutien psychosocial n’a été mis en place pour les élèves et encore moins pour les professeur.es », explique Rose Thérèse Magalie Georges, responsable de l’École Nationale République des États-Unis. Selon elle, cette situation est due au fait que l’éducation n’est pas encore considérée comme un droit dans le pays. « Après le droit à la vie, c’est le droit à l’éducation. Je vois que les gens manifestent souvent, bloquent des routes pour l’électricité, par exemple. Mais je n’ai jamais vu de manifestations qui exigent des écoles pour telle ou telle zone trop importante pour ne pas en avoir », souligne l’enseignante.


Le Dr Lesly Michaud, directeur du programme pays de World Vision International Haïti (WVIH), une organisation humanitaire engagée dans la protection de l’enfance au sein des communautés, fait le même constat. Selon lui, Haïti agit à l’aveuglette en matière de plan d’éducation et déclare : « Nous vacillons en termes d’éducation. La réponse avancée trop souvent par les personnes concerné.es, c’est qu’il n’y a pas de fonds pour l’éducation, alors qu’elle devrait être placée au cœur de nos priorités pour qu’un véritable développement soit possible en Haïti. »


Cette priorité, qui devrait être accordée à l’éducation, est encore loin de devenir une réalité si l’on considère que le budget qui lui est alloué ne cesse d’être revu à la baisse. Face à cette crise dont l’impact est considérable sur le système éducatif, des acteurs et actrices du secteur ne cessent de solliciter l’intervention de l’État. C’est le cas de la psychologue Gihane Dejoie Mathurin, qui plaide pour la création d’une structure d’appui psychologique pour les élèves. Selon elle, cela permettrait aux écoles de faire appel à des spécialistes afin de s’assurer du bien-être psychologique des élèves.


Selon elle, les écoles ont besoin de psychologues disponibles dans leurs enceintes pour accompagner les enfants pendant ces périodes difficiles. Un psychologue pourrait y passer au moins deux à trois fois par semaine pour observer et accompagner les enfants. Ce service devra être gratuit et inclus dans le package des services offerts par l’école.


Pour Mme Mathurin, le moment est venu de promouvoir la psychologie dans les écoles. Elle est la présidente de l’Association haïtienne de psychologie (AHPSY) et dit avoir discuté avec les autres membres du comité sur la nécessité de se concentrer sur la psychologie scolaire durant les deux années de son mandat. « Nous souhaitons aborder toutes les questions liées à l’insécurité et y ajouter également le problème des châtiments corporels, des harcèlements sexuels, etc., auxquelles les enfants sont trop souvent exposés. Comme je le dis souvent : lorsqu’un enfant est exposé à la violence, il devient à son tour violent », conclut la psychologue.



Cette enquête est produite dans le cadre du projet « Journalisme : Enquêtes, Reportages et Grands Reportages sur l’éducation en Haïti » financé par la Fondation Connaissance et Liberté (FOKAL) pour le compte du programme Lekòl Nou.

 

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