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Réouverture des usines: Querelles patrons-syndicats sur fond de pandémie

Si pour certains la réouverture des usines expose les ouvriers et ouvrières à de forts risques de contamination à la covid-19, pour d’autres il consacre la fin du confinement prôné par les autorités dans la lutte contre la propagation de la Covid-19 dans le pays. Dans les marchés publics – comme dans les transports en commun - la distanciation sociale est une utopie. Les gens sont entassés au gré de la moindre petite place. Ce qui fait augmenter les possibilités de contamination chez cette catégorie de personnes précaire et qui vit au jour le jour.



Port-au-Prince, 11 mai 2020 [Enquet’Action] --- Le bruit mécanique des machines, telle une chorale, remplit tout le vaste hangar de Fairway Apparel S.A. En toile de fond, juste entre les notes graves industrielles, une musique relaxante est diffusée. Comme pour masser les épaules engourdies par la monotonie des gestes, elle représente une note d’humanité. Ouvrières et ouvriers, tous masqués, se cantonnent à leur poste. Assis ou faisant la navette entre une colonne de production et une autre.

Ici, les petites mains du secteur du textile haïtien. En majorité des femmes qui font actionner les poulies, ajustent les aiguilles ou cherchent la petite imperfection dans les coutures. Les détails ici sont importants. La preuve, le superviseur de la file de droite demande à cette ouvrière de la ligne de gauche de remonter son masque. Il faut montrer une image impeccable face aux caméras en ce jour de portes ouvertes. Tels de véritables automates, les ouvriers se meuvent au rythme de la production de masse, s’échangeant des morceaux de tissus, des piles de finitions, et - extraordinairement - des nouvelles de leurs vacances forcées. Oui, pour la semaine des grandes retrouvailles. Un mois après la fermeture des usines en réponse à la pandémie de covid-19 qui menace Haïti, le Premier Ministre Jouthe Joseph a soutenu la réouverture à 30% des usines pour la fabrication de masques.

Les usines de sous-traitance ont eu l’autorisation du Gouvernement Jouthe Joseph pour reprendre leurs activités, mais sous condition. Dans un communiqué de presse publié le jour même de la remise en activité des usines de sous-traitance du secteur textile et d’une partie des ouvriers (30%), l’Association des Industries d’Haïti (ADIH) a encouragé ses membres à s’imposer « des normes plus exigeantes », telles que : la prise de température, la désinfection systématique et quotidienne des usines après le départ des ouvriers, l’installation de pédiluves à l’entrée des ateliers, la mise à disposition de chaque ouvrier de deux masques lavables, de gel hydro-alcoolique et un espacement d’un mètre cinquante (1,50 mètre) de distance entre les postes de travail. Des mesures qui n’effacent pas tous les risques, mais qui rassurent les ouvriers encore plus précarisés par la crise et par ce mois d’arrêt des activités.

Johnny Gaspard, visiblement content de retrouver sa chaise habituelle, parle de l’état d’esprit avec lequel il reprend sa routine. « Non, je n’ai aucunement peur. La direction nous demande d’utiliser des cache-nez, de nous laver souvent les mains. Si on venait de toucher quelque chose, on ne doit pas s’introduire le doigt dans la bouche. Cela veut dire qu’on respecte les mesures prescrites par les autorités », explique l’ouvrier. Il travaille à l’usine Fairway Apparel S.A. depuis 2012 et désormais il apprend de nouvelles choses. Comment produire des masques par exemple. La pandémie a redéfini les cartes des matières à exporter. Les masques en question doivent aller à un client à l’étranger susceptible de lancer une commande à la compagnie. À l’autre extrémité du hangar, Pétion Dupuy moins rassuré, se pose des questions. « J’ai entendu à la radio que la distance réglementaire c’était 1 m ». Il regarde derrière lui, sa voisine. « Je crois qu’elle est trop proche de moi là, non ?».

Par ailleurs, plus que la peur d’attraper le virus de la Covid-19, la peur de ne plus être en mesure de subvenir au besoin de leur famille tracasse les ouvriers. « Après un mois à la maison, nos ressources sont épuisées », déclare M. Gaspard qui confie sur son vécu durant le mois de fermeture. « Je ne vivais déjà pas avec grand-chose. Grâce à des proches, j’ai pu contracter un emprunt pour faire face à ce mois de chômage », se plaint-t-il en esquissant un sourire gêné. M. Dupuy, lui, derrière ses lunettes noires, fait tourner la manivelle de sa machine tel un automate. Il parle sans arrêter ses mouvements, comme s’il avait passé sa vie à faire cela. « Le salaire de travail de ces premiers jours ne servent qu’à rembourser les dettes contractées au cours de la période de chômage », avoue-t-il, tout en mettant en avant le tissu sous l’aiguille mécanique. « L’Etat nous a donné 50% de notre salaire d’une quinzaine, J’espère que le patron peut-être fera lui aussi un geste en notre faveur », poursuit M. Dupuy, comme pour défier le regard de ses voisins et de son superviseur qui n’ont pas osé parler aux journalistes.

Entre 58 et 60 mille personnes travaillent dans les usines de sous-traitance en Haïti avec un salaire journalier de 500 gourdes soit 4.85 dollars américains. Alors que les syndicats continuent de réclamer un salaire journalier de 1500 gourdes pour une journée de travail de 8 heures dans un pays fortement marqué par l’inflation galopante et la dévalorisation de la monnaie locale qui font perdre de la valeur au salaire minimum des ouvriers. Le même gouvernement qui promeut la reprise des activités à 30% est le même qui n’a supporté les ouvriers qu’à hauteur de 50% de leur salaire d’une quinzaine sur un mois de chômage. Pour les ouvriers qui ne sont pas pris en compte dans les 30% réembauchés, le deuxième mois de chômage est en train d’être écoulé. Ces derniers ne pourront pas vivre à crédit éternellement.

Les syndicalistes à l’écart et victimes du deal

Poing en l’air, affiche lutte ouvrière et typographies rouge vif, la salle de réunion des ouvriers syndiqués n’est pas vide de leurs revendications. Télémaque Pierre parle avec entrain et couvre bien les échos de sa voix. Porte-parole de la Plateforme des Syndicats des Usines Textiles - Bataille Ouvrière (Plasit-Bo), Télémaque fustige le comportement des patrons et du gouvernement qui n’ont pas eu l’idée de consulter les syndicats dans le cadre de cette réouverture des usines. Il dénonce aussi l’utilisation pernicieuse du quota de 30%. La question de roulement est utilisée comme prétexte pour punir les ouvriers syndiqués et faire pression sur eux, affirme-t-il.

« Parce qu’ils savent que ces gens, une fois arrivés dans les usines allaient poser la problématique sanitaire », a souligné M. Télémaque. Il cite en exemple, Cleveland Manufacturing. Une usine située dans la commune de Tabarre où des ouvriers syndiqués auraient été congédiés simplement parce qu’ils auraient notifié le non respect des mesures sanitaires. Comme la non dotation des ouvriers de blouse de travail, la mise à disposition des travailleurs de gel hydro alcoolique, etc. « Ils leur ont simplement fait une prise de température – et leur ont donné un cache-nez. Et puis, ça s’arrête la. C’est pourquoi à Cleveland Manufacturing, ils ont révoqué quatre syndicalistes qui posaient le problème sanitaire », dénonce-t-il avec verve.

« Rien n’a été fait. Les responsables de l’usine ont exercé de grandes pressions sur nous les syndicalistes lorsque nous essayons de revendiquer de meilleures conditions de travail en raison de la présence de la Covid-19 dans le pays. Ils nous ont agressé », confirme Ziko Vilbrun, l’un des quatre ouvriers licenciés. Il avait commencé à travailler à l’usine Cleveland en avril 2016, pour l’heure il est sans emploi dans un secteur où les activités fonctionnent au ralenti. M. Vilbrun a su qu’il était viré avec ses collègues le lendemain parce qu’on ne les aurait pas laissé investir les locaux de l’usine. « La direction de l’usine a tenu à me faire savoir que je ne pouvais pas venir leur donner des ordres dans leur propre usine », précise le jeune ouvrier, le regard perdu dans le vide.

« Les bus de transport estampillés Dignité utilisés dans le passé pour transporter des écoliers, qui pour l’heure ne vont plus à l’école, pourraient être utilisés pour transporter les travailleurs du secteur de la sous-traitance », plaide M. Télémaque. « Même si on prend toutes les mesures barrières au sein des usines, cela ne servirait à rien puisque quand l’ouvrier a fini de travailler, il s’entasse dans une camionnette pour rentrer à la maison. Parce que le virus, il peut le transporter dans sa main », ajoute le syndicaliste flanqué d’un T-shirt dossard 10 de la sélection nationale.

L’Adih relativise

Interrogé, Georges B. Sassine, le président de l’Association des Industries d’Haïti (Adih), se montre rassurant. L’homme est affable et vend une toute autre image du patronat que celle dépeinte par les syndicalistes. Il se félicite de transformer, avec l’Adih, les ouvriers en ambassadeurs faisant la promotion du respect des mesures et gestes barrières dans leur famille et environnement immédiat grâce aux formations offertes dans les usines. « Les usines permettent aux ouvriers de gagner de l’argent. (…) Le plus important, c’est l’économie. Comment allons-nous mourir ? Est-ce qu’on mourra du coronavirus ou de la faim? Parce que ces 58.000 personnes qui travaillent représentent une force importante dans l’économie du pays. Donc, il faut leur permettre d’aller travailler », a dit M. Sassine. Sa fierté, 1 million de masques qui seront confectionnés et mis gratuitement à la disposition du gouvernement. « 700.000 masques attendent le Premier ministre dans un hangar de la Sonapi », précise-t-il avec le sourire satisfait en coin.

Interpellé sur le respect du quota de réouverture qui ne serait pas observé par les patrons, M. Sassine défend les membres de son association et évoque la méconnaissance du secteur par les politiques. « Il est impossible de respecter le quota de 30%, ce chiffre ne vient pas des usines mais du gouvernement », confie-t-il sans aucune forme d’approche politique de la question. Le président des patrons du textile assimile cette clause à l’amputation de plusieurs pneus d’un camion à qui on demanderait de continuer la route. « Ce n’est pas possible », poursuit l’ancien patron d’usine, aujourd’hui Président et porte parole de l’association. « On ne peut pas travailler à 100% en raison de la distanciation sociale. Mais au moins à 75-80% on peut travailler. Une usine n’est pas rentable à 30%. L’usine doit payer l’électricité d’Haïti, le loyer et les ouvriers. Donc, le quota de 30% ne peut pas payer tout cela », continue-t-il.

Les usines qui ont rouvert leurs portes produisent des masques, des blouses médicales pour les personnels soignants et les malades, des uniformes pour les infirmières et les médecins. 1 million de masques seront offerts en cadeau à l’Etat et les usines continuent à en produire en vue de la vente à l’intérieur et à l’extérieur du pays, à en croire M. Sassine qui plaide pour que l’Etat leur permette d’exporter des masques.

À l’extérieur du Parc Métropolitain de la capitale où les ouvriers se retrouvent avant la rentrée, après les heures de travail et pendant la pause déjeuner, la mesure de distanciation sociale, les règles d’hygiène et le port du masque ne sont pas totalement respectés. La situation est pire autour des entrées principales du Parc où les gens se pressent entre eux – tout en exposant leur vie aux voitures qui les côtoient du fait qu’ils sont obligés d’investir la chaussée à cause des centaines de marchandes qui envahissent le trottoir.

Si pour certains la réouverture des usines expose les ouvriers et ouvrières à de forts risques de contamination à la covid-19, pour d’autres il consacre la fin du confinement prôné par les autorités dans la lutte contre la propagation de la Covid-19 dans le pays. Dans les marchés publics – comme dans les transports en commun - la distanciation sociale est une utopie. Les gens sont entassés au gré de la moindre petite place. Ce qui fait augmenter les possibilités de contamination chez cette catégorie de personnes précaire et qui vit au jour le jour.

Ainsi, les syndicalistes, comme les patrons à travers leur président, plaident pour la mise à disposition des ouvriers des bus facilitant leur transport dans le respect des mesures barrières préconisées par les autorités en place. A un moment où le virus est en pleine progression dans le pays faisant 15 morts, et 182 cas confirmés, selon des chiffres officiels. Si la population refuse de respecter les mesures barrières, la pandémie de Covid-19 pourrait entrainer dans son sillage la mort de plus de 20 mille personnes selon les prévisions de la cellule scientifique mise en place par le gouvernement.


Notre effort d’information sur le Covid-19 durant la crise a obtenu le soutien de FOKAL

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