De nombreux efforts sont consentis par des organisations nationales et internationales pour lutter contre le cancer du col de l’utérus en Haïti. La lutte demeure inégale. Car, en plus de l’inertie de l’Etat, les tabous socioculturels entravent l’efficacité des initiatives. Comme conséquence, des familles s’écroulent avec la mort de leurs piliers : les femmes en âge de procréer et de travailler. Des professionnels de la santé sur le terrain inquiets, tirent la sonnette d’alarme.
Le cancer du col, «le mât suifé» des femmes haïtiennes !
Partie 2
Pour vaincre le cancer du col de l’utérus en Haïti, vacciner et soigner ne suffiront pas. Comme pour d’autres pathologies, des croyances populaires surtout en milieu rural assimilent certains symptômes comme les saignements entre les règles, infections, pertes vaginales et règles anormales à une attaque de « sorcellerie ». Ainsi, au lieu de se rendre à l’hôpital, les malades se fient à la médecine traditionnelle et à des pratiques contraires à la science.
A en croire le ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP), la « Medsinfèy (médecine des feuilles » ou « Medsin Ginen (Médecine de la Guinée) », représente dans 70% des cas le premier recours de la population en cas de problème de santé. « Elle est immédiatement accessible à la population à partir de l’automédication ou l’intervention du cercle familial », note –t-il dans son document de Politique Nationale de Santé (PNS). https://mspp.gouv.ht/site/downloads/PNS%2021juillet%20version%20finale.pdf.
Cette situation préoccupe certains médecins qui l’ont vécu personnellement ou la constatent. C’est le cas du Dr Jonas Eddy, obstétricien / gynécologue – qui travaille depuis plus de 15 ans au sein de l’ONG nationale Zanmi Lasanté œuvrant dans les régions reculées en Haïti. Actuellement responsable du département de la santé de famille et de la reproduction, il a vu l’une de ses tantes mourir du cancer du col parce que son entourage assimilait la maladie à des manifestations occultes.
« Les tabous sont difficiles à déloger. Les vieilles habitudes ont la peau dure. Ce sont des choses auxquelles nous faisons face tous les jours. D’où la nécessité d’une campagne intense d’éducation et de sensibilisation »,soutient-il, citant plusieurs anecdotes. « Ce sont des tabous qui existent. Et qui vont continuer d’exister tant que nous n’investissons pas dans l’éducation.Les tabous pèsent très lourds dans le budget des soins de santé en général », dit-il.
Francisque Gracieuse originaire de St-Marc dans l’Artibonite, atteinte mais guérie du cancer du col est une fervente croyante protestante, voilà pourquoi elle dit n’avoir pas suivie cet itinéraire. Mais nie pas son existence. Son cancer a été découvert à 40 ans et elle dit connaitre pas moins de deux femmes emportées dans ces conditions par le cancer du col utérin.
« J’ai connu une femme atteinte du cancer du col qui est morte du fait qu’elle préférait perdre du temps en allant voir un houngan (prêtre du vodou) au lieu de visiter un médecin. Quand elle se sentait lasse d’aller chez le bòkò, elle se rendait à l’hôpital. Mais il était trop tard. Le cancer du col a eu gain de cause d’elle. Les docteurs n’y pouvaient rien », renchérit Mme Gracieuse, 45 ans, autour de l’histoire d’une femme qui habitait la même province qu’elle.
Les cancers en général, le cancer du col utérin en particulier - charrient des impacts dévastateurs sur la société quand on sait que les victimes sont les femmes, qui constituent des piliers dans les familles haïtiennes.
« Dès que la maladie attaque la base de la famille qui sont les femmes – cela impacte automatiquement sur la société. Le cancer suscite l’effritement des capitaux dans une famille. Mais aussi, l’appauvrissement, la psychose de peur, etc. », a dit Dr Chantal Sauveur Junior Datus, directeur médical de la Maternité Isaïe Jeanty et Léon Audain (MIJ/LA) communément appelé l’hôpital Chancerelles qui s’occupe de la santé des femmes – santé reproductive et santé génésique.
Pourtant une telle situation pourrait être évitée avec la sensibilisation, l’éducation et la formation. « A moindre coût, on ferait beaucoup plus », ajoute-il.
Qualifiant de triste cette réalité, Dr Eddy parle de son côté, de la faillite automatique de l’entreprise familiale avec la perte de ces « poto mitan ». Dans les régions pauvres et oubliées de l’Etat où travaille Zanmi Lasanté, ce sont majoritairement des femmes qui laissent entre 4 à 6 enfants sans surveillance en termes de santé et d’éducation. « Les dégâts causés par cette maladie sont considérables. Perdre une femme dans un foyer, c’est comme la mort dans l’âme de ce foyer-là. Avec tous les risques que ça comporte, notamment : délinquance, échec/ déperdition scolaire et grossesses précoces. C’est quelque chose d’assez grave », continue-t-il.
Abondant dans le même sens, Dr Jean Ronald Cornelly, responsable oncologie au sein du MSPP, dénonce pour sa part les conditions socio-économiques d’existence des enfants laissés par les femmes décédées des suites du cancer du col – comme celui du sein. Rien n’est prévu pour eux. « Les mères sont mortes et que sont devenus les enfants le plus souvent qui ont des pères qui n’assument pas leurs responsabilités ? C’est ce qui fait que vous voyez plein d’enfants dans les rues qui s’adonnent à tous types de pratiques », opine-t-il.
Les enfants orphelins du cancer laissés pour compte, représentent un danger potentiel pour la société. Au même titre que ceux des maladies non transmissibles comme les maladies cardio-vasculaires - ils ne constituent pas une priorité dans l’agenda des autorités haïtiennes et des acteurs internationaux travaillant dans le domaine de la Santé en Haïti. La perte ou le manque d’un environnement familial protecteur à cause du cancer augmentant la vulnérabilité des enfants – ne fait sourciller personne. D’ailleurs, il n’existe aucun chiffre disponible sur la quantité d’enfants devenus orphelins du cancer encore moins d’appui psychologique pour cette catégorie d’enfants vulnérables.
« Des mesures sociales devraient les viser pour leur permettre d’aller à l’école, d’avoir un métier pour les intégrer dans la société. Sinon, le pays va être impossible à vivre. Nous ne faisons qu’augmenter le nombre de délinquants et enfants de rue. Et, quel est l’avenir de ces gens qui ont les mêmes besoins fondamentaux que nous ? », se demande Dr Cornelly. « Ces enfants-là, il faut les récupérer pour diminuer la tension dans la société et leur permettre d’avoir une meilleure qualité de vie ».
Enquet’Action a essayé de parler à quelques orphelins/es du cancer en général, du cancer du col en particulier, mais en vain. En raison des traumas que laissent de tels événements, ces personnes ont refusé de parler de peur d’avoir à faire face à nouveau à un moment tragique de leur existence.
Et certains efforts, malgré tout …
L'Organisation panaméricaine de la Santé / Organisation mondiale de la Santé (OPS /OMS) dit aider la Direction de santé de la Famille (DSF) du MSPP dans l’élaboration d’un plan stratégique national de prévention et de contrôle du cancer du col de l’utérus et dans sa dissémination à travers le pays. Et que celui-ci aurait été révisé par le MSPP en 2008 avec l’appui technique de l’Organisation Panaméricaine de la Santé et du Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA) qui aidentdans la mise en place de programmes de dépistage du cancer du col de l'utérus à la fois organisés et axés sur la population afin de pouvoir prévenir 80 % des cas.
Un ensemble d’initiatives qui ne restent que sur papier. Car dans la réalité, ce plan stratégique semble imaginaire. Face à l’absence de l’Etat, le secteur des ONG prend la relève et se montre plus réaliste.
L’ONG nationale qui travaille depuis de nombreuses années dans le domaine de la Santé, Zanmi Lasante (ZL) évolue dans les zones reculées d’Haïti, en particulier dans le Plateau Central, département du Centre. Elle dispose du premier programme anti cancer en termes d’efficacité et ampleur dans tout le pays. En plus de la vaccination de milliers d’enfants, cette institution consent d’énormes efforts pour faire régresser cette pathologie qui décime la population féminine. Le pays compte entre 6 et 8 cliniques de ZL qui font le dépistage des lésions précancéreuses. Sans oublier les séances de sensibilisation et d’éducation qu’elle effectue. Plus de 10 mille femmes obtiennent des soins chaque année à ZL.
De son côté, l’organisation non gouvernementale internationale Innovating Health International (IHI) implémente un programme anti cancer depuis 2013. En avril 2018, l’IHI a inauguré un centre de traitement de cancer en Haïti qui offre un diagnostic à la pathologie du Cancer, la chimiothérapie, la chirurgie et la thérapie hormonale. Aux patientes, la chirurgie coûte 25 mille gourdes, de même pour les séances de chimiothérapie comprenant notamment les tests de sang. L’IHI aurait diagnostiqué plus de 6 mille femmes en 2017. L’institution croit important d’augmenter le chiffre pour 2018, car c’est le deuxième plus grand programme anti-cancer dans tout le pays.
« Nous avons sauvé des centaines de vie. Les résultats sont mélangés puisque beaucoup de patients sont traités tard. Nous espérons sensibiliser sur l’importance du dépistage précoce et améliorer l’efficacité du traitement. Nous avons traité 320 personnes avec le cancer du col et 160 avec le cancer du sein pour 2017 », affirme Dr Vincent De Gennaro, le responsable de l’institution. https://www.kanseayiti.com/
La stratégie de dépistage de masse dans le pays est surtout basée sur le Papanicolau test (PAP test) nécessitant un examen de cytologie. Selon des chiffres officiels, 15 à 17 mille frottis sont réalisés par an malgré « l’inexistence d’un programme cohérent de dépistage ».
« C’est parce que l’Etat ne fait pas son travail que le SHONC et l’IDHO sont obligés de s’engager à le faire. Nous faisons un travail que l’Etat devrait faire », laisse croire Dr Elsie Carrenard, membre fondatrice de la Société Haïtienne d’Oncologie (SHONC) institution qui gère l’IDHO.
Par an, l’IDHO effectue entre 6 mille et 7 mille pap test durant ses campagnes de dépistage dans environ une trentaine de sièges dans le pays. L’institution forme (théorie, pratique et stage) gratuitement des médecins et infirmières qui vont travailler dans leurs zones respectives. « Nous aimerions couvrir tout le pays, mais nous n’avons pas les moyens »,ajoute-t-elle.
« Nous ne ressentons pas la présence de l’Etat dans le secteur de la Santé. Les autorités ne nous contactent jamais. Nous ne pouvons dire que l’Etat refuse de faire, mais est –ce que l’Etat est conscient de ce qu’il faut faire ? Est-ce que l’Etat existe ? Si nous n’arrivons pas encore à résoudre le problème de la diarrhée, du vaccin, de la typhoïde, des maladies infectieuses banales, eske’n pral rezoud pwoblèm kansè ? », se demande-t-elle.
Le directeur médical de l’hôpital Chancerelles au Centre-ville, Chantal Jr Datus médecin gynécologue indique que son institution reçoit des programmes anti cancers féminins de temps à autre. Grace à eux, son hôpital dispose d’appareils permettant de déceler de manière préventive le cancer du col et la prise en charge des dépistés positifs. Ils sont capables de faire notamment - la cryothérapie, l’onconisation et l’électrocoagulation - et d’appliquer la méthode de l’inspection visuelle avec l’acide acétique.
Mais les défis persistent !
« Le problème c’est que ces programmes ne sont pas constants », regrette Dr Datus, ajoutant : « Nous faisons les examens – nous les étudions et nous donnons les résultats. Les testées négatif sont conseillées et on leur explique qu’elles doivent retourner faire le test. Les testées positif sont prises en charge. Parfois, c’est une opération en urgence ou une mini opération ».
Il pointe de son côté du doigt le fait que le pays manque de moyens de vulgarisation de ces programmes dans des endroits clés comme l’église, les perystiles (temples du vodou), les mosquées, les écoles et les radios communautaires. « Je pourrais dire qu’il n’y a pas d’efficacité dans la mesure que les femmes continuent de mourir dans ces conditions. Nous sommes conscients que d’autres moyens peuvent être utilisés pour empêcher aux gens de mourir. Mais aussi, il y a ce qu’on appelle la rébellion des gens par rapport à leur manque d’éducation. Les gens sont réticents et rebelles. Si on n’éduque pas les gens on ne saurait être efficace », reconnait Dr Chantal Jr Datus.
L’OPS/OMS note aussi des défis qui restent à relever, à savoir veiller à ce que les femmes soient conscientes de l'importance du dépistage, garantir l'égalité d'accès aux services de dépistage, couvrir les frais de vaccin et surmonter les sensibilités culturelles dans ce domaine.
Sur papier, les autorités haïtiennes prévoient de nombreuses initiatives en termes de stratégies de lutte contre le cancer en général, le cancer du col en particulier.
Dans le plan directeur de santé 2012-2022 du ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) publié en octobre 2013, les stratégies de lutte contre les principaux cancers prévoient la « sensibilisation de la population en général, des publics cibles (hommes et femmes en âge de procréer) en particulier, pour la détection précoce des tumeurs du sein, du col de l’utérus et de la prostate ; amélioration de la capacité des prestataires à dépister les principaux cancers et référer les cas et prise en charge des principaux cancers ». https://mspp.gouv.ht/site/downloads/Plan%20Directeur%20de%20Sante%202012%202022%20version%20web.pdf
Ceci, sous la responsabilité des entités comme : la Direction d’Organisation des Services de Santé (DOSS), la Direction de la Santé de la Famille (DSF), la Direction de Promotion de la Santé et de la Protection de l’Environnement (DPSPE) et la Radiothérapie.
Relativement aux cancers féminins, le plan prévoit le « développement et [l’]application d’un paquet de services, soins et outils pour la prévention, le dépistage et la prise en charge des cancers génésiques (utérus, seins, etc.) pour chacun des niveaux de complexité du système de soins », avec comme entité responsable la DSF, le CNCRMN (Centre de Cancérologie nationale) et le RNC (Registre national du cancer) qui n’existe que de nom.
L’objectif global : « Réduire la morbi-mortalité liée aux principaux cancers génésiques. Indicateurs: Poids de la mortalité liée aux cancers génésiques dans la mortalité générale ».
L’une des entités majeures dans ce combat, le centre national de radiothérapie, de chimiothérapie et de médecine nucléaire (CNCRMN) est loin d’exister et est orphelin de financements. Les indicateurs considérés comme le « nombre d’établissements par département offrant des services de dépistage des cancers courants et le nombre et pourcentage de centres de radiothérapie fonctionnels par département », prêtent au scepticisme.
Considérant que les défis sont plus nombreux que les réalisations, il est clair que si les autorités haïtiennes ne font pas ce qu’elles doivent faire, nous aurons beaucoup plus de morts, plus de malades et davantage de problèmes à gérer.
Commencer à agir effacement dès maintenant consiste à mettre sur pied le centre national de radiothérapie, de chimiothérapie et de médecine nucléaire, diminuer réellement la pauvreté, former des ressources humaines, rendre effectif le registre national du cancer, prendre en charge les orphelins du cancer, implémenter des programmes nationaux d’éducation, de dépistage et de traitement du cancer, mettre en place des financements nécessaires pour les femmes, mais aussi concevoir une véritable politique intégrée de lutte contre le cancer dans le pays.
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